
Faire son entrée dans le monde
Faire son entrée dans le monde = participer pour la première fois à une réunion mondaine.
Au début du XIXème, la notion d’adolescence n’existe pas. On est un enfant, et puis un jour, quand nos parents considèrent qu’on est prêt pour ça, on est subitement considéré comme un adulte.
Ce passage officiel à l’âge adulte, c’est le moment où l’on fait son entrée dans le monde.
Un rite de passage
Socialiser pendant l’enfance
Qu’ils aient 5, 10 ou 15 ans, les enfants ne participent pas aux activités de socialisation (dîners mondains, sorties, bals). Ils restent dans le giron protecteur de leur foyer et ne sont pas exposés au regard public.
Attention, ça ne veut pas dire qu’ils ne voient jamais personne ou ne sortent jamais de chez eux ! Simplement, ils fréquentent surtout des voisins ou cousins de leur âge, autrement dit d’autres enfants. Ils fréquentent aussi le cercle des intimes de la famille (oncles, tantes, parrains, grand-parents ou amis proches…), vont se promener en ville ou voyagent là où leur famille se rend. En revanche, si jamais leurs parents organisent chez eux une grande fête mondaine, ils viendront dire bonjour/bonsoir mais ne participeront pas à la soirée.
Les enfants sont des enfants : ils ne font pas encore partie du « monde ».
Grandir et se faire une place dans la société
Entrer dans le monde pour la première fois (autrement dit participer à son premier bal/dîner) signifie que l’on quitte l’enfance pour devenir adulte.
Il n’y a pas d’âge, de date ni d’évènement précis pour cela. Ce sont les parents qui décident du moment qui leur semble le plus opportun pour dire à leur fils/fille : « Tu es assez grand(e), désormais, alors tu pourras venir avec nous au prochain dîner chez Mr. Untel ».
On peut tout à fait imaginer qu’avant d’en arriver là, le fils ou la fille a dû pleurnicher un certain temps pour qu’on cesse de le considérer comme un gamin. C’est comme de voir sa famille aller à un spectacle super cool le soir et ne pas avoir le droit de les accompagner : « Mais Mamaaaaaan ! Pourquoi je ne peux pas venir avec vous ? J’ai 16 ans, je suis assez grand, maintenant ! »… 😉
De nos jours, on considère qu’un jeune devient adulte quand il fête ses 18 ans (quoique, c’est discutable… 😉 ) simplement parce que c’est l’âge légal pour devenir autonome, acheter une maison, se marier, voter, conduire, boire… Les Anglais du XIXème avaient aussi un âge légal (21 ans) pour se marier sans autorisation parentale ou devenir propriétaire d’un bien, mais ça n’était pas relié à l’entrée dans le monde, qui, elle, avait lieu plus tôt, entre 15 et 18 ans.
DÉTAIL : en anglais, faire son entrée dans le monde se dit coming out, mot qui a été repris aujourd’hui pour désigner l’annonce publique d’une personne au sujet de son homosexualité. Le principe est le même, puisqu’il s’agit se faire connaître aux yeux de la société afin d’y trouver sa place.
Le cas des jeunes filles
Les filles qui font leur entrée dans le monde ont un atout que les garçons n’ont pas : elles sont tout de suite bonnes à marier, tandis que les garçons (à moins d’être riches) devront d’abord travailler et se bâtir une carrière avant d’envisager de fonder une famille. J’ai parlé du cas des jeunes hommes célibataires ici.
On fait donc tout un plat de l’arrivée d’une nouvelle demoiselle, car c’est le moment de songer à une possible alliance matrimoniale avantageuse. Une jeune fille célibataire est forcément une candidate au mariage, alors si en plus elle a des atouts (beauté, richesse, naissance, relations mondaines…) mieux vaut se dépêcher avant de se la faire voler par un autre !

Pendant la saison à Londres
Je vous parlais ici de la « saison », ce regroupement social de gens bien nés qui, en se concentrant dans la capitale, génèrent une période d’activité sociale intense.
Comme la saison était un moment privilégié pour rencontrer de nouvelles personnes (et peut-être un amoureux), en toute logique c’était aussi un bon moment pour faire ses premiers pas en société.
… à condition d’avoir une famille assez fortunée pour se rendre à Londres, bien sûr ! Seuls les plus nantis participent à la saison, les autres restent chez eux à la campagne et se contentent d’évènements sociaux plus modestes.
La présentation au roi
Les demoiselles de la noblesse font leur entrée dans le monde d’une façon très formelle : elles sont présentées à la Cour. Ça fonctionnait d’ailleurs de la même façon en France.
Lors d’un évènement mondain, ladite demoiselle apparaît en compagnie de ses parents, qui vont alors l’amener devant le monarque. Une profonde révérence, un baisemain, un salut de la part du roi ou un baiser sur le front de la part de la reine, et voilà : la jeune fille peut poursuivre sa soirée, elle est désormais dans le monde.
Le bal des Débutantes de la reine Charlotte
Au tournant du XIXème siècle, il y a un évènement en particulier de la saison de Londres qui devient le rendez-vous des demoiselles faisant leur entrée dans le monde : il s’agit du bal de la reine Charlotte (épouse de George III, à ne pas confondre avec la princesse Charlotte dont j’ai parlé ici). Créé en 1780 pour fêter son anniversaire, il s’est poursuivi tout au long du XIXème et était tellement glamour qu’il s’est transformé en ce que nous appelons aujourd’hui un bal des Débutantes.
Lors de ce bal très prestigieux, seules les demoiselles nobles étaient présentées à la reine. D’autres filles de familles riches pouvaient utiliser cette occasion pour être elles aussi introduites dans le monde, mais dans ce cas il n’était pas nécessaire pour elles d’aller faire la révérence.
DÉTAIL : À l’époque de la Régence, on n’utilise pas encore ce terme de « débutante » (qui désigne plutôt une jeune artiste qui commence sa carrière sur scène). Ce n’est que plus tard, en particulier pendant l’époque victorienne, qu’on finira par appeler « débutantes » ces jeunes filles issues de milieux ultra-privilégiés.
De nos jours, les bals de Débutantes existent toujours (à Londres, Paris, Vienne…).
Dans Orgueil et préjugés
Les soeurs Bennet

Jane Austen nous dit que les soeurs Bennet sont toutes dans le monde, même Lydia, à 15 ans.
Si Lady Catherine s’en étonne, ce n’est pas parce qu’elle la juge trop jeune : c’est plutôt que Lydia sort dans le monde alors que ses aînées ne sont pas encore mariées. Dans le contexte de cette époque, il aurait été plus logique que les Bennet n’emmènent dans leurs sorties que leurs filles aînées, afin que les attentions des messieurs rencontrés ce soir-là ne se portent que sur elles. Ce n’est qu’une fois ces aînées mariées qu’on se serait occupés de faire connaître les autres soeurs.
Évidemment, Mrs. Bennet étant la brave femme que l’on connaît (voir ici), un peu trop enthousiaste à l’idée de marier ses enfants, elle les fait sortir toutes en même temps. « N’importe lesquelles ! Qu’importe l’ordre, pourvu qu’elles se marient ! » 😉
On peut donc imaginer que Jane a fait son entrée dans le monde vers 17 ans ans, suivie 1 ou 2 ans plus tard par Elizabeth, puis, encore un peu plus tard par Mary… avant que les choses ne s’accélèrent sous la pression de Kitty et Lydia, trop pressées d’aller s’amuser, et de Mrs. Bennet, trop prompte à leur céder ce caprice et à faire étalage de ses enfants pour trouver à les placer.

PRÉCISION : dans les mentalités de l’époque, il est dans l’ordre des choses de naître, grandir, se marier et faire des enfants. Les femmes n’ont pas d’autre avenir que celui-ci. Et comme on s’attend à ce qu’elles suivent toutes ce même cycle immuable, on s’attend aussi à ce que, dans une fratrie, la fille aînée se marie en premier, puis la seconde, puis la troisième…
Ce n’était bien sûr pas une obligation, et il pouvait arriver qu’une soeur plus jeune se marie avant les autres, mais ça avait quand même un petit quelque chose de « Tiens, comme c’est surprenant ! ».

AUTRE PRÉCISION : Les filles Bennet appartiennent à la gentry, mais elles sont assez bas de l’échelle sociale. Elles ne sont pas de la noblesse et ne vont jamais à Londres ou presque, car elles n’ont ni les moyens, ni les relations nécessaires.
Lorsqu’elles ont fait, chacune à leur tour, leur entrée dans le monde, c’était probablement au cours d’un bal public à Merryton, ou d’un souper un peu chic chez des amis de leurs parents, mais rien de plus. Pas de saison londonienne ni de prestigieux bal des Débutantes pour elles : elles ne sont pas assez bien nées pour ça !
Georgiana Darcy

Jane Austen ne nous dit pas si Georgiana est déjà dans le monde ou pas. À 16 ans, ça pourrait tout à fait être le cas, mais personnellement j’ai tendance à penser que non, à cause de sa fugue manquée avec Wickham.
Darcy, échaudé par ce malheureux épisode, n’est probablement pas pressé de l’exposer publiquement comme candidate au mariage, car avec une dot aussi généreuse, elle va se faire assaillir par tous les hommes des environs ! (incluant les chasseurs de dots comme Wickham, justement, dont je parle plus en détail ici).
Alors si les Darcy ont des invités qui séjournent chez eux (du genre Bingley et ses soeurs), Georgiana est assez grande pour participer aux repas, conversations et activités, car on reste dans l’intimité du foyer. En revanche, elle n’est probablement pas autorisée à se rendre dans un bal public ou une grande réception chez des relations mondaines.
Mais ce n’est qu’une interprétation personnelle, ça peut se discuter !
En conclusion
Faire son entrée dans le monde, c’était un moment important dans la vie d’un jeune homme ou d’une jeune fille. Un peu comme nous, aujourd’hui, lorsque nous fêtons en grandes pompes nos 18 ans en sachant que c’est la date officielle de notre entrée dans le monde des adultes.
Au delà du fait d’avoir l’air d’un grand et de pouvoir évoluer dans la société en tant qu’individu (et non plus en tant qu’enfant), c’était aussi la promesse de pouvoir enfin accéder aux divertissements de l’époque, c’est à dire les fêtes et les sorties.
Après ça, ne restait plus qu’à se faire inviter dans les meilleures soirées ! À condition d’avoir les bons contacts, bien sûr… 😉
SOURCES : Historical Hussies : 5 fun facts about coming out in Regency Coming out in Jane Austen's world Queen Charlotte's ball Coming out during the early Victorian era, about debutantes From balls to Bridgerton: a brief history of debutantes and the social season

