Époque victorienne

Les dragons du Pavillon Royal de Brighton

Cette semaine, je vous fait un article qui m’est tout à fait personnel, pour tenter de répondre à une vieille, vieille question…

J’avais 15 ans quand je suis allée pour la toute première fois en Angleterre, et à cette occasion j’ai visité la jolie ville de Brighton et son célèbre Royal Pavilion. À l’époque, je n’avais aucune idée du contexte historique entourant ce palais, mais j’en ai gardé quelques souvenirs très nets – il faut dire que c’est une curiosité, il a de quoi marquer les esprits – et notamment le fait qu’à l’intérieur il est décoré avec un motif récurrent : le dragon. Il y en a partout ! Sur le coup, c’est facile, comme le Royal Pavillion a été construit en s’inspirant de palais orientaux et de chinoiseries diverses, on se dit que c’est tout naturel d’y trouver des dragons. Sauf que s’il y a bien un seul truc que j’ai mémorisé lors de ma visite, c’est que…

… ce ne sont pas des dragons chinois. Ce sont plutôt des dragons européens, car ils ont des ailes.

Hé bien, mine de rien, même si ça ne m’empêche pas de dormir la nuit, ça fait quand même plus de vingt-cinq ans maintenant que ce point-là me chicote doucement. Mais pourquoi donc a-t-on décoré les murs du Pavillon de Brighton d’autant de dragons-pas-chinois ? Y a-t-il une signification particulière pour choisir cet emblème ?


Le Pavillon Royal de Brighton

Un caprice de George IV

Comme vous le savez, je parle régulièrement de la Régence anglaise sur ce blog (voir tous les articles ici), notamment à travers les romans de Jane Austen (dont le mien, ici 😉 ).

Le personnage politique incontournable de cette époque, c’était bien sûr George IV, qui fut Prince Régent à partir de 1811, puis roi de 1820 à 1830, dont j’ai aussi parlé à quelques reprises pour dire qu’il était frivole, capricieux et globalement peu aimé du peuple, peu respecté du Parlement qui dirigeait le pays à sa guise sans trop tenir compte de son avis, qu’il a fini gras, goutteux, oisif et moqué. On lui reprochait de fricoter avec sa maîtresse (vous vous souvenez du bijou en « oeil d’amoureux », ici ?) au lieu de s’occuper de son épouse légitime, de jeter l’argent par les fenêtres en menant un style de vie extravagant, et on attendait avec impatience que sa fille Charlotte lui succède (chose qui n’est pas arrivée puisqu’elle est morte en couches, ici).

George a visité Brighton pour la première fois en 1783, époque où la ville était en train de se transformer en station balnéaire à la mode et offrait tous les plaisirs que pouvait rechercher un jeune prince d’une vingtaine d’années : grand air, bonne bouffe et bons vins, tables de jeux d’argent, spectacles divers, etc. C’était un moyen pour lui de s’éloigner de Londres et de la Cour, de retrouver sa maîtresse et de mener la belle vie, au prétexte que son médecin personnel lui avait recommandé le bon air marin pour soigner sa goutte (euh… parce qu’il était déjà goutteux à 20 ans, notre George ?). Bref, trois ans plus tard, en 1787, il ordonne la construction du Pavillon pour en faire sa demeure royale lors de ses séjours à Brighton.

Le Pavillon Royal est construit en trois phrases successives :

  1. En 1787, on commence par bâtir une confortable demeure de style néo-classique autour de trois pièces principales : un salon, une salle à manger et une bibliothèque.
  2. En 1801, on ajoute une véranda et une seconde salle à manger (après tout, George est là pour faire la fête et inviter ses amis, il lui faut donc de la place pour donner de grands dîners !), et on achète des terrains supplémentaires autour pour bâtir des écuries capables d’héberger une soixantaine de chevaux.
  3. De 1815 à 1822, l’architecte John Nash redessine l’ensemble des bâtiments et les agrandit considérablement pour leur donner leur apparence actuelle, le tout dans un style architectural de revivalisme anglo-indien.

Du reviva-quoi ?… Qu’est-ce que c’est que ce truc ?


Le revivalisme architectural du XIXe siècle

C’est pas compliqué…

… cela consiste simplement à construire des bâtiments nouveaux en s’inspirant d’un style ancien – ce que nous, en français, on appellerait un style « néo-quelque-chose », mais que les anglophones appellent du « revivalisme ». C’était très populaire au XIXème, où on aimait reproduire les styles gothiques médiévaux, Tudor, élizabethain, Renaissance, etc.

Quelques exemples :

Kedleston Hall (manoir familial appartenant à Lord Curzon, un gars qui ne savait pas ouvrir tout seul une fenêtre… hum… voyez ici et aussi ici 😉 ) a été construit en 1759 et est de style néo-classique – on pourrait aussi dire du « revivalisme classique » -, c’est à dire inspiré du style classique de l’Antiquité gréco-romaine.
Le Palais de Westminster (où se tient le Parlement britannique) a été reconstruit en 1835. Il est de style revivaliste gothique dit « perpendiculaire », c’est à dire inspiré d’un style qui avait court en Angleterre à la fin du Moyen-Âge.
Highclere Castle (lieu de tournage de la série Downton Abbey) a été construit dans les années 1820 dans le style revivaliste néo-Renaissance.

Le style revivaliste anglo-indien du palais de Brighton

En ce qui concerne le Pavillon Royal de Brighton, l’architecte John Nash a plutôt cherché à s’inspirer des styles exotiques à la mode à ce moment-là, autrement dit à emprunter aux cultures orientales colonisées par les Britanniques. C’est comme ça qu’on retrouve, mélangé au style néo-gothique anglais, le style traditionnel des bâtiments islamo-indiens (coupoles en forme d’oignons, moucharabiehs, tourelles et minarets, etc), le tout construit en utilisant des techniques modernes comme le fer, l’acier ou le béton.

Le Pavillon Royal de Brighton est l’un des premiers exemples de ce style architectural anglo-indien, et aussi l’un des rares à se trouver sur le sol britannique. De nombreux autres palais, mosquées, universités, gares et autres bâtiments publics majestueux ont vu le jour dans le courant du XIXe siècle, mais ils ont plutôt été construits dans les colonies elles-mêmes (en Inde, au Pakistan, au Bengladesh, au Sri Lanka, en Malaisie).


Des dragons dans le Pavillon Royal indo-chinois de Brighton

Un mic-mac de chinoiseries

Si, de l’extérieur, le Pavillon Royal ressemble à une caricature de palais indien, à l’intérieur, c’est la Chine.

On retrouve en effet beaucoup de chinoiseries, que ce soit des lanternes, des motifs, des papiers peints, des paravents, des sculptures, des peintures, des potiches (ah, l’engouement pour les potiches chinoises ! 😉 souvenez-vous, on en avait parlé ici). Il y en a un peu partout, c’était même surprenant pour l’époque d’appliquer ce genre de déco à l’ensemble du château plutôt qu’à seulement une ou deux pièces.

Galerie du Pavillon Royal

Parmi toutes les chinoiseries qui décorent l’intérieur du palais, on trouve pas mal de dragons, peints ou sculptés, qui ornent les coins des murs.

Or, s’il y a bien un truc que j’ai retenu quand j’ai visité les lieux il y a vingt-cinq ans, c’est que les dragons du Pavillon Royal de Brighton ont des ailes. Ce ne sont donc pas des dragons chinois (dans la culture asiatique, le dragon n’a pas besoin d’ailes, il vole de façon magique), mais bien des dragons représentés à l’européenne (sachant que ce sont les pays influencés par la culture germanique qui représentent le dragon comme une créature maléfique vivant dans une grotte, crachant du feu pour protéger son trésor, et volant avec des ailes comme celles d’une chauve-souris).

Un détail qui, visiblement, m’a fait bugger…

Une comparaison (toute personnelle) avec Neuschwanstein

L’année précédent ma visite à Brighton, j’étais en Bavière en train de visiter le château de Neuschwanstein. Là-bas, le thème, c’est le cygne : Neuwschwanstein signifie « le nouveau château du cygne », et on retrouve des cygnes sculptés ou peints un peu partout, dans les poignées de portes, les ornements des murs, des meubles, etc.

Louis II de Bavière, qui ordonna la construction de ce château, était un roi romantique et rêveur, qui se réfugiait beaucoup dans son monde imaginaire. Il était fasciné par le personnage de Lohengrin, le Chevalier du Cygne, un personnage de la mythologie germanique (plus exactement de la littérature arthurienne, Lohengrin étant le fils de Perceval), archétype parfait du héros médiéval noble au coeur pur, mystérieux car ne pouvant révéler sa véritable identité, et venant au secours de la belle Elsa dans un bateau tiré par deux cygnes. Richard Wagner en avait fait un opéra dont Louis II de Bavière était un énorme fan, au point qu’il a exigé que son futur château s’inspire des décors et de l’ambiance de cet opéra, pour qu’il puisse y poursuivre ses rêveries en s’imaginant être lui-même Lohengrin.

À Neuschwanstein, construit à partir de 1869, la silhouette-même du château évoque celle d’un cygne. Là aussi, il s’agit de revivalisme architectural dans le sens où l’architecte a remis au goût du jour un style médiéval correspondant au personnage de preux chevalier de Lohengrin.

Sachant cela, sachant aussi que d’autres monarques prenaient parfois un emblème qui se retrouvait sur les murs de leurs châteaux (comme François Ier et sa salamandre qui orne les murs de Chambord, par exemple), et voyant ensuite ces dragons à Brighton, je me souviens que je m’étais tout naturellement demandé si George n’avait pas fait pareil, en prenant, lui, le dragon comme emblème.

Ma réponse à moi-même, vingt-cinq ans plus tard ?

C’est peu probable.

Figurez-vous que j’ai cherché, mais je n’ai trouvé nulle part de référence au fait que George IV aurait utilisé un dragon pour se représenter lui-même, ni qu’il y ait ailleurs dans sa vie trace du moindre dragon. Le fait que son architecte en ait mis un peu partout au Pavillon de Brighton est probablement juste une fantaisie de plus, qui va bien avec les différentes chinoiseries exposées dans le reste du palais, et c’est tout.

Ça ne m’empêche pas de m’interroger encore sur une chose : George… c’est aussi Saint George, le saint chrétien qui terrasse le dragon, justement. Un hasard ? Ou bien l’architecte aurait-il voulu faire une référence au prince qui avait ordonné la construction de ce bâtiment, comme une sorte de signature du maître des lieux ? Je n’en sais strictement rien, je ne fais que des hypothèses, mais je trouve la coïncidence curieuse, surtout si le dragon qui est représenté à Brighton est un dragon ailé européen correspondant à la culture chrétienne, et non pas un dragon chinois.

Cela dit, je vais plutôt appliquer le rasoir d’Ockham pour tenter de répondre : comme le Pavillon est clairement une caricature de palais indo-chinois-oriental-en-général et qu’on a juste cherché à imiter grossièrement les trucs qu’on trouvait jolis, il est plus raisonnable de penser que l’architecte a simplement fait réaliser des dragons ailés par méconnaissance de la culture chinoise et de ses dragons sans ailes, plutôt que de chercher un sens caché à propos d’un emblème qui représenterait peut-être un George IV pourfendeur de reptiles…


En conclusion

Quoi ? Vous trouvez que je me prends la tête sur des détails ?… Ah, mais si vous saviez… 😉

Bon, et avec tout ça, qu’est-ce qu’il est devenu, ce Pavillon Royal ?

George IV a été le seul à vraiment en profiter. Son successeur, son frère le roi William IV, y a séjourné également, mais il n’a régné que sept ans, il n’a donc pas eu beaucoup d’occasions de se l’approprier. Quand à la souveraine suivante, leur nièce la reine Victoria, elle n’a jamais aimé Brighton, où elle trouvait qu’il y avait beaucoup trop de monde et que ça la dérangeait (il faut dire que c’est à son époque, en 1841, que s’est ouverte la ligne de chemin de fer reliant Londres à Brighton, ce qui amenait effectivement beaucoup de monde). Elle a donc très vite délaissé cette station balnéaire à la mode et son pavillon extravagant, pour acheter l’île de Wight et y faire construire le château d’Osborne où elle était bien plus tranquille et pouvait avoir une vie de famille paisible. Et puis, Victoria n’était pas quelqu’un de fantasque, pour elle ce pavillon était beaucoup trop tape-à-l’oeil. Il a d’ailleurs été question de le détruire, mais finalement, en 1850, la ville de Brighton l’a racheté pour en faire des assembly rooms (l’équivalent de salles polyvalentes, là où on pouvait organiser des bals et des activités publiques) et un lieu de tourisme. Il a d’ailleurs été restauré dans son état d’origine : les lieux que l’on visite aujourd’hui sont à peu près tels que George IV les a connus.

SOURCES :
Wikipedia – Royal Pavilion
Wikipedia – Indo-Saracenic architecture
10 facts about Royal Pavilion
12 Interesting Facts about the Royal Pavilion in Brighton
The Dragons of Brighton’s Royal Pavilion
Royal Pavilion, Brighton – a Prince’s fantasy palace
English Heritage – Dragons and their origins
Royal Pavilion – Virtual Tour

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