Cora Crawley Grantham, Downton Abbey
Belle Époque

Des héritières américaines en Europe : les « princesses du dollar »

Il y a quelques jours, j’ai relu Le fantôme de Canterville, une nouvelle d’Oscar Wilde publiée en 1887. L’histoire d’un vieux noble anglais devenu fantôme, qui hante tranquillement la demeure ancestrale, jusqu’à ce que des Américains rachètent les lieux et lui fassent des misères. C’est une histoire humoristique (je vous la recommande !) qui s’amuse du clash culturel entre l’ancienne Angleterre et la nouvelle Amérique.

Et puis, au détour des pages, j’ai réalisé que ça évoquait aussi un mariage entre une petite Américaine dont le père est très très riche et un jeune duc anglais. L’histoire ne dit pas si le duc en question a besoin de sous (il est plutôt décrit comme fou d’amour pour sa belle), mais ça m’a fait penser aux dollar princesses, les « princesses du dollar »…

Alors parlons-en ! 🙂


C’est quoi une « princesse du dollar » ?

Cette expression désigne des jeunes filles américaines extrêmement riches qui se sont mariées en grand nombre à des aristocrates désargentés, à la fin du XIXe et au début du XXe. Ce phénomène se serait étalé sur une quarantaine d’années, partout en Europe (on parle d’environ 300 mariages chez nos amis britanniques).

Il faut dire qu’aux États-Unis, les titres de noblesse n’existent pas. Ils n’existeront jamais, d’ailleurs, puisque ça va à l’encontre de la Constitution américaine, établie à la fin du XVIIIe, où les pères fondateurs ont souhaité que tous les citoyens soient égaux dans un pays républicain, socialiste et démocratique, en évitant de reproduire la hiérarchie sociale du Vieux Continent et son aristocratie bourrée de privilèges de naissance. Sauf que… avoir un titre de noblesse, c’est quand même la grande classe ! Un siècle après, les mentalités ne sont plus les mêmes : certains Américains très modestes ont su profiter de l’essor industriel pour s’enrichir de façon considérable, si bien qu’à défaut d’être de vrais nobles, ils sont, d’une certaine façon, devenus les rois du sucre et du coton, les barons du pétrole, les princes du chemin de fer et de l’acier, les chevaliers de la bouffe en boîte… Nous voilà avec une classe de « nouveaux riches » qui se sont fait eux-mêmes leur fortune, qui ont un train de vie fabuleux, et qui aimeraient bien y ajouter en plus le prestige social dont les aristocrates européens disposent de par leur naissance et l’ancienneté de leur lignage.

Et justement, au même moment, en Europe, la royauté et la noblesse ont du plomb dans l’aile. Non seulement diverses révolutions populaires grondent pour leur retirer leurs privilèges ancestraux (on sait comment la France a donné l’exemple), mais leurs fortunes, surtout basées sur la propriété et l’exploitation de terres agricoles, sont en train de fondre. L’agriculture est en crise (pour cause de mauvaises récoltes répétées, de mécanisation, d’exode vers les villes, de concurrence des États-Unis qui produisent beaucoup pour pas cher…), et comme un aristocrate ne travaille pas mais se contente de faire un peu de politique et de dépenser largement son argent dans un train de vie luxueux (et qui ne fait qu’augmenter vers toujours plus de démesure), tous ces domaines immenses et ces nombreuses maisons et châteaux continuent de coûter des sommes monstrueuses à entretenir, mais sans rapporter assez de bénéfices en contrepartie.

Pendant les nouveaux riches américains s’enrichissent et se développent, le « vieil argent » européen s’essouffle, d’où l’idée de marier la roturière américaine richissime avec l’aristocrate anglais ruiné : la fortune de l’une avec le titre de noblesse de l’autre, et l’équilibre est rétabli.

DIE DOLLARPRINZESSIN, « La princesse du dollar », est un opéra allemand de Leo Fall, donné pour la première fois à Vienne en 1907. L’histoire de John Couder, un multi-millionnaire américain cherchant à se remarier avec une comtesse russe, de sa fille Alice (la princesse du dollar en question, qui dispose d’une dot énorme), et de Fredy Wehrburg, un aristocrate allemand sans le sou, exilé aux États-Unis et forcé d’y travailler, qui tombe sous le charme de cette dernière.

C’est d’après cet opéra que l’expression serait passée dans le langage courant.


Les avantages et les inconvénients de ce genre d’unions

Les avantages

Au-delà du fait que ça fait chic de dire à ses amis de New York ou Washington qu’on a marié sa fille à un comte anglais parce qu’on souhaite ce qu’il y a de mieux pour elle, pour les parents de la demoiselle c’est aussi beaucoup une question de business et de rang social. En tant que roturiers, ils n’ont pas accès à certains cercles, une élite qui leur reste fermée même s’ils sont très riches, précisément parce qu’ils sont des nouveaux riches et n’ont pas un pedigree acceptable. Marier leur fille, c’est chic, oui, mais pour les parents et le reste de la famille c’est surtout un moyen de grimper dans l’échelle sociale et s’ouvrir des portes dans le grand monde. Plus de contacts, plus d’occasions de faire des affaires, plus de sous dans la poche.

Du côté des aristocrates en manque d’argent, ça les arrange bien de gagner des sous rapidement par le mariage, plutôt que de travailler eux-mêmes pour sauver leurs domaines en perdition. On a déjà parlé ici du fait que les grands aristocrates se reposent entièrement sur leurs domestiques même pour les gestes les plus ordinaires, comme d’ouvrir une fenêtre quand on a chaud. C’est encore pire pour ce qui est du travail. Pour un noble, dont la famille a profité pendant des siècles de tout un tas d’avantages dûs à la naissance, le fait de travailler pour gagner de l’argent est perçu comme une honte, une déchéance. C’est justement l’oisiveté qui fait qu’un noble se place au-dessus des « vulgaires travailleurs ». C’est aussi ce qui fait que les nobles vont snober les bourgeois, car ces derniers, même s’ils sont extrêmement riches, le sont devenus à force de travail, et non pas par voie d’héritage. Alors c’est sûr que dans un monde idéal, ils préfèreraient continuer à se marier entre eux, comme ils le font depuis si longtemps pour augmenter leurs terres et garder leur sang bleu, mais les nobles sont tellement allergiques au travail qu’au lieu de s’y résoudre ils préfèrent encore tolérer des unions avec des roturières. C’est moins pire que d’aller bosser ! 😉

À CE PROPOS, on en avait parlé il y a longtemps (ici), au sujet du personnage de Bingley, dans Orgueil et préjugés. C’est un bourgeois nouvellement enrichi, mais il est bien intégré dans la gentry terrienne (où on est riche par héritage) car il est oisif. C’est son père qui a travaillé comme un forçat pour s’enrichir, tandis que lui profite de cet acquis pour mener une vie de rentier. La seconde génération est donc mieux acceptée que la première dans la classe sociale supérieure du fait que le facteur « travail » ait été retiré de l’équation.

Les inconvénients

Dans l’aristocratie, ces mariages avec des roturières, aussi riches soient-elles, ne sont pas vus d’un très bon oeil. Pour un noble, c’est l’aveu public que ses finances ne vont pas assez bien et qu’il a besoin de faire un gros mariage d’argent en dehors de son milieu d’origine. Ensuite, épouser une roturière est loin d’être anodin : c’est perçu comme un échec dans un monde habitué à faire des mariages entre aristocrates pour renforcer le pouvoir de familles centenaires et pour grimper toujours plus haut dans l’échelle sociale. Un noble a donc peu de raisons de s’enorgueillir de son mariage avec une princesse du dollar, et cette dernière est souvent méprisée et mal acceptée dans les cercles aristocratiques…

De plus, il s’agit bien souvent de mariages arrangés, et pour ne rien simplifier il s’agit de mariages mixtes en terme de culture. Une jeune fille issue de la bourgeoisie américaine s’attendrait plutôt à faire un mariage d’amour avec quelqu’un de son milieu, en particulier si la taille de sa dot met à ses pieds de nombreux prétendants et qu’elle peut se permettre de choisir celui qu’elle préfère. Alors que là, ses parents décident à sa place de l’envoyer dans un autre pays, loin de ses proches et de son environnement familier, pour épouser un étranger et adopter les coutumes d’une aristocratie victorienne devenue super rigide à la fin du XIXe (et subir les regards méprisants qui vont avec). Vous allez me dire que les mariages arrangés, ça n’a rien de nouveau et que ce n’est jamais joyeux-joyeux pour ceux s’y soumettent (surtout quand les fiancés se rencontrent pour la première fois seulement 3 jours avant leur mariage…), mais chez les aristocrates, au moins, les gens savent depuis leur plus jeune âge qu’ils devront se résoudre à faire un mariage de raison, ils s’y attendent, ça fait partie de leur normalité, tandis que pour les petites bourgeoises supposées avoir au départ plus de libertés, cette contrainte devait probablement être plus difficile à vivre. C’est aussi ce qui fait que certains bourgeois américains, très républicains et très axés sur les libertés individuelles, voient ces mariages imposés d’un oeil critique, voire les désapprouvent franchement en considérant ça comme une « vente d’épouse », une forme d’esclavage. Sans compter que ça fait beaucoup d’argent qui quitte les États-Unis pour aller enrichir d’autres pays, alors il y a de quoi en chagriner certains.

Et puisqu’on parle de clash culturel, parlons aussi d’une certaine vision de la vie que pouvaient avoir les roturiers américains vs les nobles européens. Les premiers ont bâti leur fortune sur l’industrialisation, la technologie, la nouveauté et la modernisation. Tandis que les seconds se reposent sur leur traditions, leurs habitudes qui n’ont pas changé depuis des lustres, et sur leurs domestiques qui font tout le boulot à la force du bras. À quoi bon faire installer chez vous une baignoire moderne avec l’eau courante si vous avez déjà 4 domestiques disponibles pour vous préparer votre bain, seau d’eau par seau d’eau ? Comment ça, ça leur demande beaucoup d’efforts et de temps ? On s’en fout, ils sont là pour ça… Et si jamais il faut encore plus d’eau, alors vous n’avez qu’à embaucher plus de domestiques, voilà tout !… Bref, j’y reviendrai un jour, dans un autre article, mais je voudrais juste souligner ici que les nobles de la fin du XIXe avaient une certaine résistance face à la technologie moderne que n’avaient pas les Américains déjà très habitués à tout ça. Les princesses du dollar avaient donc bien souvent des maisons fraîchement rénovées et équipées de tout le confort (eau courante, électricité, appareils mécaniques, etc), là où les aristocrates fonctionnaient encore à l’ancienne, ce qui accentuait le fossé culturel entre les deux.


Les États-Unis avec le Royaume-Uni, mais pas seulement

Une grande majorité de ces mariages ont eu lieu entre des Américaines et des Britanniques, mais on en trouve aussi entre des Américaines et d’autres nationalités européennes. Quelques exemples :

  • Winnaretta Singer, née dans l’état de New York, fille de l’inventeur des machines à coudre Singer, épouse le prince français Louis de Scey-Montbéliard en 1887. Sa soeur Isabelle fut également mariée à un duc français, Jean Decazes
  • Alice Heine, une Américaine d’origine française et allemande, née en Louisiane dans une famille riche, épouse d’abord le 7ème duc de Richelieu en 1875 (descendant du Cardinal), puis se remarie avec le prince Albert Ier de Monaco en 1889. Cela dit, elle était déjà bien acoquinée avec l’aristocratie française puisqu’elle était la filleule de Napoléon III et de l’impératrice Eugénie
  • Anne Hollingworth-Price, née dans le Delaware et fille d’un magnat du pétrole, épouse le prince allemand Friedrich d’Ardeck en 1890, puis le baron hongrois József Döry de Jobaháza en 1904. Elle avait 4 autres soeurs, toutes mariées elles aussi dans l’aristocratie européenne
  • Mary Elsie Moore, née à Brooklyn, fille du président d’une compagnie de chemins de fer, épouse le prince italien Marino Torlonia en 1907
  • Clara Ward, née à Détroit, fille de millionaire, épouse le prince belge Joseph de Caraman-Chimay en 1890
  • Anna Gould, née à New York, fille d’un magnat des chemins de fer, épouse en 1895 le comte français Boni de Castellane. Il semblerait que la fiancée ne soit pas bien jolie, mais sa dot de 15 millions de dollars (on parlerait de milliards aujourd’hui) aurait fait dire à son mari, avec beaucoup de bon goût : « Elle n’est pas mal vue de dot ! »

Le cas de Cora Crawley, comtesse de Grantham

Lady Cora, la roturière américaine qui a fini par s’intégrer au Royaume-Uni

Si vous avez regardé la série Downton Abbey, vous avez sûrement reconnu Lady Cora comme étant une princesse du dollar. La série raconte qu’elle est née à Cincinnati, fille d’un multi-millionnaire, et qu’elle a épousé Lord Grantham en lui apportant l’argent dont il avait besoin pour sauver le domaine de Downton Abbey de la banqueroute. Par chance, avec le temps, ce mariage arrangé s’est finalement transformé en une union heureuse.

Lady Violet, l’aristocrate anglaise de souche, très « vieille école »

Sa relation avec sa belle-mère est typique. Lady Violet représente tout le mépris et la supériorité ressentie par la noblesse sur ces nouveaux riches (et c’est exquis, vu le talent d’actrice de Maggie Smith et la qualité du scénario et des dialogues 😉 ). Elle est très ambivalente envers sa belle-fille : elle la regarde toujours un peu de haut parce que Cora est une étrangère, une roturière et une bourgeoise, mais en même temps elle sait que c’est à l’argent de Cora que la famille doit la sauvegarde du domaine et la perpétuation de leur style de vie. S’il n’y avait pas eu ce mariage, Lady Violet n’aurait plus ses privilèges de femme noble, riche, et confortablement installée. C’est un peu comme si la personne que vous détestez vous avait sauvé la vie : vous ne pouvez plus complètement la détester après, mais il reste un petit fond, même après toutes ces années…

Ce qui n’empêche pas, Dieu merci, que les deux femmes réussissent malgré tout à s’apprécier, au-delà des préjugés de classe sociale, c’est ce qui rend leur relation aussi savoureuse. 🙂

Le personnage de Cora aurait été grandement inspiré, entre autres, par Mary Leiter, née à Chicago et mariée en 1895 à Lord Curzon (le gars qui ne savait pas ouvrir tout seul une fenêtre, dont on a parlé ici 😉 ). Elle fut baronne et même vice-reine de l’Inde !

(et pour les amatrices de mode, c’est la même Lady Curzon pour qui a été fabriquée la sublime « peacock dress » de la maison Worth) (ouiiiiii, je sais, je fais des liens de tout avec tout… 😉 )

En conclusion

Pour arranger tous ces mariages transatlantiques, on utilisait des personnes-contacts qui servaient d’intermédiaires, mais aussi des petites revues spécialisées comme The Titled American qui faisait la liste des jeunes filles fraîchement mariées à des nobles britanniques, et qui listait également les célibataires à la recherche d’une épouse. Le genre de revue que les matrones et les entremetteurs en tous genres épluchaient soigneusement pour composer des alliances.

Certaines de ces princesses du dollar étaient absolument ravies de devenir nobles en se mariant, mais pour beaucoup il s’agissait de mariages arrangés, avec pas mal de chances que le couple ne soit pas très heureux ensemble (plusieurs se sont terminés en divorces). Par contre, le but était atteint dans le sens où l’argent apporté a permis de sauver des châteaux et des manoirs qui tombaient en ruines, et de donner un peu d’air à une aristocratie en perte de vitesse. C’est toujours difficile de faire des évaluations, mais certains avancent que ces Américaines auraient injecté jusqu’à 25 milliards de dollars dans l’économie britannique en 40 ans (même si je n’ai aucun moyen de vérifier le réalisme d’un tel chiffre, on se doute que oui, elles ont apporté énooooormément d’argent au pays, sans compter les créations d’emplois pour rénover et réaménager tous ces vieux manoirs et châteaux ancestraux).

L’argent n’a malheureusement pas suffi, puisque, derrière, les changement politiques étaient déjà en marche depuis un bon moment pour descendre les aristocrates de leur position dominante. Et puis la Première Guerre Mondiale est passée par là… Mais si on peut toujours, aujourd’hui, visiter et admirer ces beaux châteaux du patrimoine, c’est en partie grâce à ces dollar princesses.

SOURCES :
16 Facts About Dollar Princesses, the American Girls Who were Sold Into Royalty
How American 'Dollar Princesses' Invaded British High Society
YouTube - How American Social Climbers Sold Their Children for Rank
YouTube - Dollar Princesses / American Heiresses Narrated
The Dollar Princesses: How American Social Climbers Sold Their Daughters To British Nobles For Rank
What the Dollar Princesses did for us
Dollar Princesses – The Young American Ladies ‘Sold’ to the British Aristocracy
Wordorigins.org - Dollar princess
Wikipedia - Die Dollarprincessin
Les héritières américaines ayant épousé un noble - 1ère partie
Les héritières américaines ayant épousé un noble - 2ème partie
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