Bijou en forme d'oeil d'amoureux
Époque Régence anglaise

L’origine du bijou « oeil d’amoureux »

Ça fait longtemps que je n’ai pas déniché pour vous un de ces objets curieux qui peuplent le XIXe siècle, et qui, sous des apparences assez simples, renferment tout un tas d’histoires à raconter.

En voilà un tout mignon, l’ « oeil d’amoureux » (lover’s eye en anglais), à ne pas confondre avec les bijoux de deuil dont on a déjà parlé ici.


Le regard de son amoureux(se) rendu éternel

Entre les années 1790 et 1830, soit juste avant et pendant la Régence, est apparue au Royaume-Uni une mode très particulière : un bijou représentant un oeil en miniature de l’être aimé. Ce pouvait être typiquement une broche, une bague, un médaillon, un bracelet, une petite boîte… bref : un objet souvenir que l’on porte sur soi, et que l’on chérit tendrement en attendant de revoir en vrai la personne qu’on aime. Dans les milieux aisés, les hommes autant que les femmes pouvaient s’en échanger.

Un oeil de femme, un oeil d’homme (début XIXe)

Ce qui est unique, avec ce genre de bijou, c’est le besoin d’anonymat. À une époque où, dans les classes sociales supérieures, faire le bon mariage est plus important que faire un mariage d’amour, et où les célibataires sont surveillés afin qu’ils n’épousent pas n’importe qui, si jamais ils ont quelque part une personne qui fait battre leur coeur, ils ne l’afficheront pas ouvertement (en tout cas, pas tant que la relation ne sera pas approuvée par l’entourage et rendue publique en vue d’une future union). D’où le fait qu’il ne s’agit pas d’un médaillon avec un portrait miniature complet, mais bien d’un gros plan sur un seul oeil, avec parfois un bout du front et une mèche de cheveux. Il n’y a pas d’inscription, pas de nom… Seuls les amoureux concernés savent de qui il s’agit, ainsi que, peut-être, quelques proches capables de reconnaître la personne avec si peu d’éléments.

Comme ce bijou ne possède pas de couvercle pour masquer l’image, on aurait tendance à croire que les gens le portaient au vu et au su de tout le monde, en comptant sur l’anonymat de l’oeil à lui seul. C’est assez peu probable. Afficher publiquement qu’on a un amoureux secret, même en cachant plus ou moins son identité, c’est très provoquant pour l’époque, et on trouve d’ailleurs peu de documentation montrant des gens avec un bijou de ce genre. Il est bien plus probable qu’ils étaient conservés dans l’intimité, mais pas destinés à être vus de tous.

Cette mode est apparue avant la Régence, disions-nous. Elle s’est un peu perdue par la suite, puis elle est revenue au goût du jour à la fin du XIXe siècle, quand les victoriens et les édouardiens se sont pris d’affection pour le début de leur siècle et ont cherché à imiter ce qui s’y faisait (dans la mode, comme on sait, rien ne s’invente, tout se recycle ! 😉 ). De nos jours, on ne compte qu’environ 1000 bijoux de ce genre, et les antiquaires doivent faire attention d’identifier s’ils datent bien du tout début du XIXe, ou plutôt de l’époque édouardienne.

Bijou de deuil (début XXe)

UN OEIL QUI PLEURE ? Parmi les différent bijoux de deuils (voyez ici), on trouve également un oeil qui verse une larme. Je n’arrive pas à savoir précisément si l’oeil dessiné représente le défunt ou si c’est juste une allégorie de la tristesse (je penche pour la première solution), mais la présence de la larme fait la différence : dans ce cas, il ne s’agit pas d’un « oeil d’amoureux », mais bien d’un bijou de deuil.

Ça crée encore un paradoxe : autant on peut aimer quelqu’un en secret, autant un deuil se porte de façon publique. Dans ce cas, ce bijou était-il une façon de pleurer discrètement un(e) amoureux(se) décédé(e) alors que la relation n’a jamais été révélée au grand jour ? Ou bien était-ce juste une façon de suivre une mode jugée romantique et d’afficher ses sentiments pour un défunt ? Je n’ai pas la réponse, alors à vous de vous faire votre idée !


L’oeil d’amoureux de George IV

La rumeur dit que c’est à George IV que l’on doit cette mode du bijou en forme d’oeil. Enfin… bien avant qu’il ne soit roi.

George, jeune et amoureux

George IV dans Taboo

C’est drôle, de ce que je savais de ce monarque, très critiqué pendant son règne (que ce soit en tant que prince régent, puis en tant que roi), il m’a toujours fait l’effet d’un sale bonhomme, colérique, paresseux, capricieux, excessif, mauvais dirigeant… Une caricature qui m’est restée d’après les films ou séries qui l’ont représenté (je pense à Turn ou à Taboo, dont j’avais parlé ici) (à quand la prochaine saison de Taboo, d’ailleurs ??? ça fait plus de trois ans que j’attends !!!). Je savais aussi que son mariage a été un échec, qu’il a dû coucher seulement deux ou trois fois avec son épouse, Caroline, tout juste de quoi la mettre enceinte de la Princesse Charlotte (ici) avant de s’éloigner le plus vite possible, et qu’il a fini son règne pas mal abîmé par les excès. Bref, un type probablement pas très heureux dans sa vie.

Maria Fitzherbert (1784)

Ce que j’ignorais complètement, en revanche, c’est que notre George, dans sa jeunesse, a été très épris d’une certaine Maria Fitzherbert, qu’il a voulu épouser. Le problème, c’est que non seulement la dame était roturière et déjà deux fois veuve, mais pire encore : elle était catholique. Or, le roi d’Angleterre est également le chef ultime de l’Église anglicane (revoyez cet article, ici, à propos d’Henry VIII qui a lancé toute l’affaire), il ne peut donc décemment pas faire reine une catholique. Alors qu’a fait notre George ? D’abord une tentative de suicide – autant dire du chantage affectif – pour convaincre Maria qui n’était pas très chaude à l’idée de ce mariage, puis il l’a épousée malgré tout, en 1785.

À l’époque, il avait 23 ans, il n’était pas encore Régent, mais il était déjà destiné à devenir roi en sa qualité de fils aîné. À ce titre, il devait obligatoirement obtenir l’autorisation de son père, George III, pour se marier, sauf qu’il y avait peu de chances qu’il l’obtienne (pour les raisons qu’on vient de citer) et il ne l’a même pas demandée, si bien que le mariage est resté illégal et secret. En 1795, George s’est résolu à prendre Caroline de Brunswick comme épouse officielle, tout en continuant en parallèle son histoire avec Maria. Ils se sépareront finalement vers 1811, époque où George devient Régent pour remplacer son père malade.

Un oeil, deux yeux… et le début d’une mode

En 1785, alors que George courtise Maria depuis un moment, il lui demande de l’épouser et elle finit par accepter. Mais elle sait bien que leur histoire est mal barrée… Dès le lendemain, elle regrette sa décision et quitte l’Angleterre pour le Continent en espérant que son royal soupirant oublie son projet. Mais celui-ci s’accroche. Il lui écrit afin de réitérer sa demande, et y joint une miniature de son oeil, avec ces mots :

P.S. Je vous envoie un paquet, et par la même occasion cet oeil. Si vous n’avez pas oublié le reste du visage, je pense que la ressemblance vous surprendra.

Je suppose que le reste de la lettre était un peu plus enflammé, car Maria change encore d’avis : elle rentre en Angleterre et ils se marient lors d’une cérémonie secrète. Plus tard, elle offrira à son tour une miniature de son oeil à George, sous forme de pendentif, ainsi que des portraits miniature entiers. D’ailleurs, à la fin de sa vie, et bien que leur histoire soit terminée depuis près de 20 ans, le roi George IV exigera d’être enterré avec à son cou l’un de ces portraits miniature, en souvenir de celle qu’il a longtemps aimée et considérée comme sa seule véritable épouse.

Voilà donc la légende communément relayée pour expliquer l’apparition des yeux d’amoureux à la fin du XVIIIe. Ce n’est pas l’échange de bijoux entre George et Maria qui est une légende (tout est véridique), c’est juste que ce ne sont pas eux qui en ont eu l’idée les premiers : en réalité, il semblerait que des bijoux de ce genre existaient depuis déjà quelques années, en France. Reste que la relation amoureuse secrète entre George et Maria a fini par être éventée, et avec elle l’échange de ces petits yeux, ce qui fait que tout le monde trouva l’idée charmante et que cela se répandit dans la bonne société anglaise.


En conclusion

Peindre des portraits miniatures n’a rien de nouveau : la technique provient des enlumineurs de manuscrits du XVe siècle, habitués à produire de toutes petites images, qui se sont peu à peu mis à représenter de vraies personnes. Mais le fait de ne peindre qu’une partie du visage – en l’occurence, l’oeil – ça, c’est tout à fait inédit à la fin du XVIIIe. Allez savoir qui a eu cette idée ! Et si c’est en France que tout cela a commencé, on dirait bien que ça n’a pas laissé autant de traces chez nous que chez nos voisins britanniques.

Bijou d’oeil avec un ouroboros (fin XIXe)

Le plus souvent, ces bijoux étaient ornés avec des pierres ou des motifs évoquant l’amour et l’éternité, comme des perles (symbole de pureté, mais pouvant aussi représenter des larmes) (du fait d’être éloigné de l’être aimé, peut-être ?) ou des diamants (symboles d’éternité). Un autre motif, inconnu pendant la Régence mais très en vogue à la fin du XIXe fut aussi le serpent, plus exactement l’ouroboros, c’est à dire le serpent qui se mord la queue dans un cercle sans fin, qu’on retrouve dans différente mythologies à travers le monde et qui est lui aussi symbole de perpétuité. Un moyen de plus pour les antiquaires d’identifier si l’objet date du tout début ou de la toute fin du XIXe.

Un oeil d’amoureux en pendentif, au cou de Marina. C’est probablement trop ostentatoire pour l’époque, mais Bridgerton ne cherche pas à être réaliste et la référence reste intéressante

ET POUR LE PETIT DÉTAIL, dans la série La chronique des Bridgerton (que je n’ai pas regardée), le personnage de Marina porte un médaillon de ce type, comme un indice qu’elle a un amoureux secret… Faites-en ce que vous voulez, comme je ne connais pas l’histoire je ne sais pas du tout quelle conclusion en tirer ! 😉

Ah, que voulez-vous… j’ai zappé au bout du premier épisode. La série était trop édulcorée et irréaliste à mon goût, même si j’ai beaucoup aimé les costumes et l’ambiance visuelle fantaisiste. Mais je me suis promis de la regarder en entier un jour, alors je vous en reparlerai peut-être.

SOURCES :
The secret history of "lover's eyes"
The Mysterious History of Lover’s Eye Jewelry
Hystoria : Lover’s Eye / Memento Mori Jewellery
Eye Miniatures: For Lovers of the 18th and 19th centuries
How a King’s Secret Affair Produced the Perfect Jewel for a Pandemic
Vanity Fair - A lover's gaze
Art of mourning - Miniature Eye Tie Pin
Chairish - 19th Century Lover's Eye Georgian Seed Pearl Ring
Christie's - 5 minutes with... The Maria Fitzherbert pendant
Wikipédia - Maria Fitzherbert
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