Cette chère Mrs. Bennet
J’aimerais prendre la défense ce personnage, trop souvent mal considéré. C’est en grande partie dû à l’interprétation donnée par la série tv de la BBC, où Mrs. Bennet a un rôle de bouffon, qui amuse autant qu’elle agace par ses pitreries, et dont on peut se moquer sans complexe.
Mais… il me semble que ce n’est pas tout à fait comme ça que Jane Austen nous la décrit. Et si on creusait un peu ?
L’art de foutre la honte
Voici donc Mrs. Bennet, la mère d’Elizabeth et ses soeurs.
Le roman nous dit que son seul objectif dans la vie est de marier ses filles. Mais comme elle n’est pas très brillante, qu’elle jacasse en permanence et qu’elle ne sait pas se tenir en société, elle se ridiculise et par conséquent elle ternit la réputation de ses enfants. À trop vouloir aider, elle n’aide rien du tout, elle les gêne plutôt dans leur quête d’un mari honorable.
Ça, c’est le portrait global, qu’il faudrait nuancer un peu.
Ridicule ? Peut-être, mais pas pour tous
Lorsque Mrs. Bennet est décrite comme ridicule, c’est essentiellement au regard de sa fille, Elizabeth (affligée, avec raison, par le comportement de sa mère en public), et des gens plus haut placés dans l’échelle sociale de la gentry (Darcy, les soeurs Bingley). C’est tout.
Le reste du temps, Mrs. Bennet est une femme tout à fait intégrée dans son milieu, et qui ne détonne pas parmi ses voisines (Lady Lucas n’est pas plus classe, Mrs. Phillips et les autres commères de Meryton non plus). Elle n’est ni plus ni moins fréquentable qu’une autre, personne ne la pointe du doigt, personne ne la critique ou ne lui manque de respect, car il n’y a pas lieu de le faire.
Autrement dit, Mrs. Bennet n’est pas un bouffon par nature : c’est simplement une femme ordinaire, pas bien subtile et trop bavarde, du genre qui n’est pas sortie souvent de sa petite gentry de campagne. Il n’y a rien là de très méchant.
Une question de point de vue
À Meryton, donc, ses balourdises existent depuis toujours et ne posent pas de problème en soi. Ce n’est qu’avec l’arrivée de Darcy et Bingley dans la région qu’Elizabeth réalise à quel point le manque de retenue de sa mère lui porte préjudice.
En réalité, Mrs. Bennet ne fait qu’illustrer le clash qu’il y a entre les gens de la ville et ceux de la campagne (et, pour rappel, Darcy et les soeurs Bingley regardent tout le monde de haut, en Hertfordshire, pas seulement elle).
Certes, elle commet des impairs, mais les autres habitants de Meryton le font également. Par exemple, Sir Lucas est un peu vantard, il se gonfle d’une importance qu’il n’a pas, mais on ne lui pardonne que parce qu’il est inoffensif. Si on pardonne beaucoup moins à Mrs. Bennet, c’est parce qu’elle exprime tout haut son ambition de voir ses filles grimper dans l’échelle sociale, ce qui est forcément perçu comme une désagréable intrusion par ceux qui, précisément, se trouvent plus haut dans l’échelle (Darcy, les soeurs Bingley, encore eux).
La relation mère-fille
Dans le reste de la famille, on est habitué au manque de retenue de Mrs. Bennet, ça ne choque personne. Jane, par exemple, n’en dit jamais de mal (elle est trop bonne pour ça) et les soeurs plus jeunes non plus. Quant à Mr. Bennet, comme toujours, il s’en fout, et préfère se dissocier de la situation en se moquant de sa femme.
Alors pourquoi Elizabeth se met-elle subitement à juger et reprocher le comportement de sa mère ?
Encore une fois, parce qu’elle se compare aux belles personnes de la ville, qu’elle capte sans difficulté leur mépris à l’égard de Mrs. Bennet, et que, par association, elle s’en sent humiliée. Parce qu’elle grandit, aussi, et qu’elle commence à voir ses parents avec des yeux d’adulte, et non plus de petite fille. Parce qu’elle se trouve à un moment où elle aimerait bien paraître à son avantage face à ces deux jolis garçons fraîchement débarqués dans la région, mais qu’elle prend conscience à quel point sa situation personnelle est peu enviable : elle n’est qu’une fille de la campagne, issue d’une famille pas très riche, et elle aura du mal à se rendre intéressante à leurs yeux. Alors, forcément, avoir en prime une maman qui vous fout la honte en public, ça commence à faire beaucoup pour l’amour-propre…
Malgré tout, cela n’empêche pas Elizabeth d’aimer sa mère. J’adore le film de 2005, pour ça, car il montre bien la relation ambivalente de tout ado/jeune envers ses parents, oscillant entre amour, jugement et rejet.
Elizabeth est capable de lui dire « On pourrait mourir de honte d’avoir une telle mère ! », et en même temps elle la console avec tendresse au départ de Lydia. Elle juge sa mère durement avec son regard de jeune adulte, mais au fond, elle l’aime (tout comme elle aime son père, qui pourtant ne tient pas bien son rôle, voir plus bas).
Marier ses filles à tout prix
Quand j’ai annoncé que j’allais jouer ce rôle (Mrs. Bennet), les gens m’ont dit : « Oh, c’est un fantastique personnage comique, tu vas beaucoup t’amuser ! » Je leur ai répondu : « Pardon, mais elle n’a rien de comique. Elle a un problème à gérer et il me semble qu’elle est bien la seule à prendre ce problème au sérieux. » Le père s’en fiche, les filles ne se sentent pas vraiment concernées, et j’ajouterais que ce n’est pas un souci pour le père puisqu’il a un toit au dessus de la tête aussi longtemps qu’il vivra. C’est quand il ne sera plus de ce monde que les problèmes vont commencer. (Brenda Blethyn)
La version film de 2005 a ses défauts et ses qualités (j’en ai cité quelques uns ici), mais pour ce qui est de Mrs. Bennet ils ont vraiment tapé dans le mille. Brenda Blethyn, la comédienne, a parfaitement saisi son personnage et le joue avec une très grande justesse.
En effet, Mrs. Bennet a un sacré problème à gérer : marier toutes ses filles.
Le contexte
Il y a un entail, sur Longbourn, c’est à dire une disposition testamentaire spéciale, qui date de plusieurs générations, et qui fait en sorte qu’au décès de son propriétaire le domaine ne pourra être transmis qu’à un héritier mâle. Comme il n’y a pas de garçon chez les enfants Bennet, le prochain héritier le plus proche, c’est le fameux cousin Collins.
À l’époque, ce genre d’entail n’est pas la façon la plus courante de procéder (on lui préfère généralement la primogéniture masculine, que j’ai expliquée ici). D’ailleurs, Lady Catherine trouve inadmissible que les filles Bennet ne puissent pas hériter de leur père juste à cause de leur sexe, et elle se réjouit que ce soit bien sa fille Anne qui ait hérité de Rosings (hé oui, Lady Catherine est féministe ! 😉 ). Mais il se trouve que c’est ainsi fait pour Longbourn : seul Mr. Bennet est propriétaire du domaine, ce qui fait qu’à son décès, sa femme et ses filles devront plier bagage.
Si les soeurs Bennet avaient eu au moins un frère, les choses auraient été très différentes : ce dernier aurait hérité du domaine, et en tant que nouveau chef de famille il aurait été de sa responsabilité de prendre soin d’elles. Or, il n’y a pas de frère. Quant à Mr. Collins, il n’a aucune obligation envers ses cousines, et une fois devenu le nouveau propriétaire, libre à lui de les faire dégager pour profiter du domaine à sa guise.
Dans cette situation, même si on est dans la force de l’âge et qu’on ne craint pas de mourir dès demain renversé par une charrette, il serait assez naturel pour un parent de chercher à assurer l’avenir de ses enfants, simplement parce que… on ne sait jamais. Mais que fait Mr. Bennet ? Absolument rien. Il ne met pas d’argent de côté pour ses filles (il n’a pas d’économies, alors non seulement elles n’auront plus de toit mais elles n’auront pas de liquidités non plus), n’essaye pas de leur trouver au moins un petit cottage, ne fait aucune démarche pour tenter de modifier l’entail…
Rien.
Mr. Bennet est laxiste, irresponsable et désintéressé des choses pratiques. Il ne se préoccupe pas de ce que deviendront sa femme et ses filles après sa mort, et en cela il est un très mauvais père.
Comme quoi, être quelqu’un d’intelligent n’empêche pas de faire de magistrales conneries.
Le statut précaire des femmes
À l’opposé, son épouse n’est peut-être pas une lumière, mais c’est une femme, et à ce titre elle est bien placée pour connaître la fragilité de cette position dans la société de 1810.
Pour elle et ses filles, le danger est réel. Il n’y a pas d’assurance vie, à l’époque, pas de RMI, pas de pension de retraite, pas de soins médicaux gratuits, pas d’allocations, pas de filet social… Que dalle. Et les Bennet n’ont pas de relations, personne de riche ou d’influent pour leur venir en aide si elles sont dans le besoin.
De plus, des dames de la gentry ne sont pas supposées travailler, c’est avilissant et indigne de leur rang. Pourtant, sans revenus et sans toit, il faut bien gagner de quoi vivre, non ? Alors, oui, bien sûr qu’elles finiraient par travailler, par exemple en faisant un peu de couture ou de blanchisserie, ou en devenant gouvernante (j’en parle ici) ou dame de compagnie, histoire de vivoter et ne pas dormir dehors (à condition d’en trouver, du travail, hum…). Mais, dans ce cas, elles deviendraient des parias de la gentry, on ne les inviterait plus, on ne leur parlerait plus, ce serait la déchéance et il ne serait plus question pour les soeurs Bennet d’épouser qui que ce soit. Elles ne sont déjà pas bien haut placées dans l’échelle sociale, alors si elles dégringolent encore plus bas elles ne s’en relèveront pas. Ce sera la misère jusqu’à la fin de leurs jours.
Le mariage est la seule façon pour une femme d’avoir un toit au dessus de sa tête, de la nourriture dans son assiette, et une place dans la société.
Et ça, Mrs. Bennet est la seule de la famille à en être vraiment consciente.
Maintenant, voici le défi que la brave femme doit relever :
- elle a 5 filles à marier (pas juste 1 ou 2… mais 5 !)
- ses filles étant d’âge rapproché, elles atteignent toutes l’âge de se marier en même temps
- la période de temps pour trouver un mari est limitée : grosso modo, c’est entre 16 et 25 ans. Après, les chances diminuent drastiquement (parlez-en à Charlotte Lucas)
- Jane a déjà 23 ans. Plus que deux ans pour réussir à la caser ! Tic-tac, tic-tac…
- les jeunes hommes célibataires ne sont pas légion ! Non seulement il faut chercher dans un milieu social réduit (la gentry), mais on est à une époque où il y a très peu de déplacements et de brassages des populations, alors on ne croise pas souvent de nouvelles têtes
- et surtout, le plus difficile : aucune des filles Bennet n’est une candidate intéressante pour faire un bon mariage. Elles n’ont pas de dot, pas de titre, ne vont hériter de rien, n’ont pas de relations mondaines intéressantes (voir ici l’ascension sociale par le mariage). Jane est unanimement reconnue pour être la plus belle fille des environs et pourtant personne ne l’a jamais demandée en mariage, ce qui prouve bien que la beauté… ça ne suffit pas !
Et ne parlons même pas de la bêtise sans nom de cette greluche de Lydia, dont la fugue scandaleuse est fatale pour la réputation de la famille, et met en danger toutes ses soeurs d’un coup…
Sérieusement, vous imaginez un instant la pression sur les épaules de cette pauvre maman ? Marier 5 gamines en quelques années, avec bien peu d’atouts dans sa manche, et avec pour conséquence, si elle ne réussit pas, de les exposer à la pauvreté et la misère ? Et tout ça sans même pouvoir compter sur le soutien de son mari, qui s’en lave les mains ? Pauvre Mrs. Bennet ! Pas étonnant qu’elle en fasse des tonnes pour parvenir à ses fins : l’enjeu est énorme !
Et enfin, j’ajouterais que l’enjeu la concerne aussi personnellement, car le jour où elle deviendra veuve, Mrs. Bennet ne pourra compter que sur ses enfants pour prendre soin d’elle. Dans ce cas, mieux vaut que ses filles soient correctement mariées pour qu’elle puisse passer ses vieux jours chez l’une d’elles.
L’offre de Mr. Collins
Au vu de tout ça, il est donc tout à fait normal que Mrs. Bennet insiste autant pour qu’Elizabeth accepte la demande en mariage de Mr. Collins, puisque ce serait une façon idéale de garder Longbourn : non seulement Elizabeth s’assurerait une position, mais par là-même elle sécuriserait celles de sa mère et de ses soeurs (sans compter que le poste d’homme d’église apporte une certaine sécurité financière, j’en ai parlé ici).
Nous autres, lectrices, voyons les choses du point de vue d’Elizabeth, qui rêve d’un mariage d’amour, et nous prenons forcément son parti, mais en réalité c’est sa mère qui a les pieds sur terre, et qui a dû se faire un sang d’encre en voyant s’envoler la demande de Collins.
Quant à Mr. Bennet, en encourageant Elizabeth, il prouve qu’il aime sa fille, c’est sûr, mais également qu’il est un père démissionnaire qui ne prend pas au sérieux son rôle de parent et les inquiétudes légitimes de sa femme. Bien sûr, la suite de l’histoire montre que, finalement, refuser Collins était la bonne décision, n’empêche que c’était un sacré risque à courir !
Une maman avant tout
Enfin, dans toutes les démarches fort peu subtiles dont fait preuve Mrs. Bennet pour vanter les mérites de ses filles et leur candidature au mariage, n’oublions pas qu’il y a aussi une maman pas très brillante, mais qui aime profondément ses enfants et qui souhaite le meilleur pour elles. Comme toutes les mamans, quoi…
Bien sûr que ses filles sont les plus belles, les plus intelligentes, les plus extraordinaires demoiselles des environs, puisque ce sont les siennes ! La plupart des mères réagissent ainsi, alors ne vilipendons pas cette pauvre femme pour ça.
D’ailleurs, quand Lydia, fraîchement mariée, quitte Longbourn pour s’en aller vivre à l’autre bout du pays avec Wickham, Mrs. Bennet ne se réjouit pas d’avoir enfin casé une de ses gamines : elle pleure, car elle est déchirée de voir son enfant qui s’en va.
Si ça c’est pas un coeur de maman !
En conclusion
Décidément, je déteste qu’on fasse de Mrs. Bennet un personnage risible, ridicule et sans valeur. C’est vrai qu’elle est maladroite, bornée, un peu idiote, qu’elle ne sait pas se la boucler et qu’elle fait des erreurs grossières (à commencer par mal éduquer ses filles plus jeunes), mais c’est aussi une maman aimante, préoccupée du bien-être de ses enfants, et à ce titre elle mérite du respect.
Alors, si on pouvait éviter ce genre de grand-guignol…
Je suis navrée, je sais que beaucoup d’entre vous êtes de super fans de la version de la BBC, mais, vraiment, je ne supporte pas ce qu’ils ont fait de Mrs. Bennet. C’est n’importe quoi.
Je ne reproche pas du tout le jeu d’actrice d’Alison Steadman, qui a parfaitement délivré la performance qu’on lui a demandée, je reproche le choix artistique de faire de ce personnage honnête et touchant une sorte de clown pathétique dont on peut se moquer et qui n’est, à aucun moment, contrebalancé par un minimum de sensibilité.
Pour moi, Mrs. Bennet n’a définitivement rien d’un bouffon. Voilà.