Connaissez-vous la potichomanie ?
La poticho-quoi ?… La manie des potiches, tu veux dire ?
Oui, c’est exactement ce que je veux dire. Une petite mode qui courait dans les années 1850, où les esprits se sont subitement embrasés pour la décoration DIY de potiches.
Ah, mais c’est qu’on savait s’amuser, au XIXe ! (moi, en tout cas, le mot à lui tout seul me fait déjà rigoler, pas vous ? 😉 )
Késséssa, la potichomanie ?
Un peu de contexte
Au XIXe siècle, l’orientalisme bat son plein. Les Occidentaux adorent tout ce qui sent bon l’exotisme, les artistes peignent des scènes d’Afrique ou d’Asie (Ingres et Delacroix, je vous regarde…), l’Égypte fascine (j’en avais parlé ici à propos de la mumie, ou ici à propos des cercueils Fisks en forme de sarcophages), et les plus riches, c’est à dire ceux qui ont les moyens de se payer des voyages à l’étranger, rapportent des objets-souvenirs de leurs excursions au point d’en faire parfois de grandes collections. Les mystérieuses contrées lointaines font rêver et on admire le talent des artisans locaux, alors quand on a la chance de mettre la main sur une porcelaine chinoise, elle est forcément très précieuse.
EN PASSANT… pendant mon séjour en France il y a quelques semaines, j’ai visité le musée Cernuschi à Paris, qui représente tout à fait ça : un riche financier du XIXe ayant parcouru l’Égypte, la Chine, le Japon et les pays d’Asie du sud-est, et ayant composé au fil du temps une énorme collection de statuettes, vaisselle, meubles, bronzes et chinoiseries en tous genres qu’il expose dans son hôtel parisien. Ledit hôtel a, depuis, été transformé en un très beau musée que je vous recommande !
Mais, justement, ces porcelaines sont horriblement chères puisqu’il faut les importer du bout du monde. Alors, pour ceux qui ne sont pas assez riches mais qui aimeraient bien, quand même, exposer une belle déco dans leur salon ou leur salle à manger et en mettre plein la vue à leurs convives, on va voir arriver, vers la moitié du XIXe siècle, un engouement tout particulier pour des potiches que l’on va décorer soi-même en imitant les vraies potiches chinoises ou japonaises.
Un engouement qu’on va retrouver en France, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie et jusqu’aux États-Unis.
Un peu de technique
MATÉRIEL
- Une feuille de dessins colorés représentant des motifs chinois, étrusques, de Sèvres, égyptiens ou japonais, selon ce que vous préférez
- Un vase en verre
- Deux pinceaux en soies de porc, l’un droit, l’autre courbé
- Une bouteille de colle liquide
- Une bouteille de vernis incolore
- Une bouteille de peinture opaque
- Une paire de petits ciseaux
Les potiches sont faites en verre. Pour les décorer, on colle sur la paroi intérieure des images découpées dans des journaux et autres catalogues illustrés, après quoi on applique une couche de peinture opaque pour sceller le tout et donner l’impression d’une céramique. On ne dessine donc pas à la main, on se contente d’assembler de jolies images, exactement comme du scrapbooking, très populaire lui aussi au XIXe. La décoration de potiches est donc devenue un passe-temps très apprécié des dames et demoiselles, qui pouvaient ainsi enjoliver leur intérieur ou faire de petits cadeaux à leurs amis tout en se félicitant d’avoir créé quelque chose de joli et de faussement luxueux sans pour autant posséder de talents particuliers. Vous vous souvenez des compétences en dessin attendues chez tout jeune fille « accomplie », à l’époque de la Régence anglaise (et dont on a déjà parlé ici) ? Maintenant, ce n’est plus nécessaire ! Fiou ! On peut potichonner comme on veut !
Cette technique de papier collé sur l’envers du verre serait apparue pour la première fois au tout début du XIXe du côté de Turin, dans le cadre du mouvement de l’arte povera, « l’art pauvre », qui se donnait pour objectif de valoriser des matières et des styles jugés pas assez nobles pour être de l’art (à ne pas confondre avec l’autre mouvement d’arte povera, plus moderne, qui date des années 1960). Mais c’est dans les années 1850 que la potichomanie a connu ses plus belles heures…
La presse, pas trop fan de potichomanie
Ce passe-temps bien innocent a quand même fait couler de l’encre, en particulier dans la presse satirique qui s’est fait un plaisir de s’en moquer.
Vous prenez un grand verre coulé en forme de potiche, un peu de colle – beaucoup de colle ! – et toute une feuille de Mandarins et de Mandarines dessinés plus ou moins bien sur du papier. Puis, après avoir découpé vos Mandarins – pauvres Mandarins ! -, sans respect aucun pour leur dignité, vous les collez à l’intérieur, sur le verre, auquel vous avez soin de donner une couche de couleur blanchâtre pour qu’il présente l’aspect de la porcelaine, et vous servez chaud ! Ce n’est pas plus difficile que cela, et vous voilà en possession d’une potiche qui ressemble aux potiches de la Chine et du Japon un peu plus que je ne ressemble à un moulin à vent, mais pas beaucoup.
Mais qu’importe ! L’opération achevée, vous avez atteint les hauteurs de la potichomanie, et vous avez acquis le droit de vous intituler potichomane sur vos cartes de visite ou dans les actes de notoriété publique. Et qu’on dise, après cela, que la potichomanie n’est pas une des plus sublimes découvertes de l’esprit humain !
Le journal pour rire (édition du 23 septembre 1854)
Honoré Daumier s’en est aussi beaucoup amusé. Le célèbre caricaturiste français (dont j’avais déjà partagé le travail dans l’article sur les Bas-Bleus, ici), s’est attaqué au sujet de la potichomanie avec son coup de crayon et son humour dans une série de caricatures publiées vers 1855 dans le journal Le charivari. En voici quelques exemples :
Conclusion
On trouve encore au XXe des vases ou objets décoratifs fabriqués selon la technique du papier collé sur du verre, mais de façon plus anecdotique. En réalité, c’est surtout autour de 1850 que cette petite mode a fait son effet, mais elle n’a probablement pas duré très longtemps car, de mon côté, je n’en ai pas trouvé beaucoup de traces dans la seconde moitié du XIXe.
De toute façon, on en avait quand même vite fait le tour, vu que ces potiches ne servaient à rien d’autre qu’à décorer. Pas moyen de les utiliser comme vases à fleurs car la colle et la peinture se dissolvaient au contact de l’eau, pas moyen de mettre des objets à l’intérieur sans risquer de gratter et d’abîmer la peinture, sans compter qu’en plaçant ce genre d’objet près d’une cheminée, l’air chaud et sec pouvait, à la longue, faire dessécher et craqueler le tout. Bref. Quelques-unes de ces potiches ont survécu jusqu’à nos antiquaires d’aujourd’hui, mais j’imagine que la majorité d’entre elles devaient être passablement laides et qu’elles ne vieillissaient pas bien.
Au moins, ça aura fait des caricatures marrantes… 😉
SOURCES : Wikipédia - Potichomanie Livre - Scènes et proverbes pour la jeunesse, par Julie Gouraud (1855) Journal satirique - Le journal pour rire (numéro du 23 septembre 1854) Journal satirique - Le charivari (numéro du 28 janvier 1855) Gallica - Divers documents d'époque citant la potichomanie Paris Musées Collections - Caricatures de la potichomanie Livre - Potichomania, the art or imitating porcelain, éditeur londonnien (1850) Livre - Nouvelles instructions sur la potichomanie, par les frères Susse (1854) Anticstore - Paire de potiches couvertes à décor chinois – début du XIXe siècle Anticstore - Potiche couverte à décor chinois, verre fixé de gravures - début du XIXe siècle ProAntic - Parakeet Door Ball, 19th Century Potichomania