Le « garçon Jones », un harceleur obsédé par la reine Victoria
Au fil de mes multiples recherches, je suis tombée – il y a un moment déjà – sur l’histoire de ce pauvre Edward Jones, que la presse victorienne surnommait the boy Jones (le « garçon Jones »). Pas bien méchant a priori, plus malade mental que criminel, mais tout de même effrayant quand on voit l’obsession qu’il avait développée pour la reine Victoria.
Permettez donc que je vous présente celui qui s’introduisait en douce dans le palais de Buckingham pour aller voler les culottes de la reine.
Non, je n’invente rien… 😉
1838 : première intrusion
En 1838, Victoria a 19 ans. Elle est jeune et jolie, elle vient tout juste de monter sur le trône et n’est pas encore mariée. Elle est la coqueluche du pays, qui adore sa nouvelle reine.
Edward Jones, lui, a 14 ans. Il est le fils d’un modeste tailleur de Westminster, et actuellement il travaille pour un maçon. Depuis quelques temps déjà, il se vante auprès de son patron qu’un jour il entrera au palais de Buckingham pour voir la jeune reine. Il se vante, il se vante… et puis il finit par passer à l’action.
Dans la nuit du 14 décembre, à cinq heures du matin, au détour d’un couloir, un domestique de Buckingham médusé tombe sur ce garçon, semblable à un ramoneur de cheminée, qui a laissé quelques traces de suie derrière lui. Par chance, Victoria est absente, mais Jones en a quand même profité pour mettre la main sur un de ses portraits, sur des lettres qui lui étaient adressées ainsi que sur… des sous-vêtements, qu’il a fourrés dans les poches de son pantalon. Le domestique donne l’alerte, Jones détale, et la course poursuite se termine dans les jardins du palais, lorsque les gardes parviennent enfin à l’attraper.
Lors de son procès, quelques jours plus tard, Jones affirme qu’il aurait en réalité passé 7 mois entiers au sein du palais sans jamais se faire prendre (!), expliquant qu’il se cachait le jour derrière les meubles et dormait la nuit dans l’âtre d’une cheminée – ce qui expliquerait les traces de suie. Il est vrai qu’on a déjà trouvé, à l’occasion, un vagabond venu passer la nuit dans un coin du palais (il y a quand même 700 pièces, ça laisse de la place !). À Buckingham, la sécurité n’est pas folichonne : les murs qui entourent le bâtiment ne sont pas très hauts, et les gardes, un peu portés sur la boisson, ne sont pas toujours hyper vigilants. Mais de là à vivre plusieurs mois dans les lieux sans jamais se faire prendre, c’est quand même dur à croire. Il est bien plus probable que Jones se soit tout simplement introduit au palais le jour d’avant.
Toujours est-il que le jury se montre clément : comme le garçon n’a rien volé au palais (on passe sous silence cette histoire de sous-vêtements de la reine, pour éviter le scandale), il est acquitté et repart avec un simple avertissement.
1840 : récidive
À la fin de l’année 1840, Victoria a 21 ans et vient de vivre une année bien chargée. Elle s’est mariée en février, elle est tombée enceinte aussitôt, elle a géré des crises politiques, subi une tentative d’assassinat, et elle vient tout juste d’accoucher de son premier enfant.
Edward Jones réapparaît. Le 30 novembre, soit 9 jours après la naissance de la fille de Victoria, il s’introduit à nouveau dans le palais de Buckingham, s’y balade toute la nuit, et en ressort sans se faire remarquer.
Le lendemain soir, il revient en passant par une fenêtre laissée ouverte. Cette fois, une gouvernante le découvre, peu après minuit, caché sous un sofa dans le dressing-room de la reine. Il est arrêté et conduit devant la justice, qui sera nettement moins clémente. D’abord, parce que ça commence à bien faire, ensuite parce que ça fout la honte à la sécurité pour le moins défaillante du palais, et enfin parce qu’on craint que le choc émotionnel provoqué par cette nouvelle intrusion cause du tort à la reine, déjà fragilisée par son accouchement. C’est sûr qu’il y a de quoi se faire du souci quand vous avez un nouveau-né à la maison et que vous apprenez qu’un malade mental a réussi à s’introduire chez vous pour la seconde fois… Curieux, d’ailleurs, qu’on ait retrouvé Jones dans le dressing-room : il y cherchait peut-être encore quelques dessous affriolants ? En tout cas, il est fasciné par l’intimité de Victoria, ça c’est sûr !
Présenté devant le Conseil Privé de la Reine, lorsqu’on lui demande pourquoi il fait ça, il répond :
Je veux savoir comment ils vivent, au palais, je veux connaître les habitudes des gens. Je pourrais écrire un livre là-dessus, un jour.
Le Conseil Privé appréciant moyennement l’idée, Jones est condamné à trois mois de prison, pour vagabondage. Il les effectuera à la charmante prison de Tothill Fields, dans le quartier de Westminster : le genre d’établissement où on parquait un peu tout le monde (les criminels de droit commun, les simples endettés – voyez ici -, les prévenus pas encore jugés…), où on maintenait les prisonniers au régime de l’isolement et du silence, et où on les faisait se défouler sur des « moulins à discipline » dont il faudra que je vous reparle un jour (mais si vous êtes curieux, allez voir ce que c’est sur Wikipédia).
Bref, avec un tel traitement, on se dit que ça va faire passer à notre ami l’envie de revenir faire coucou à la reine, mais pour plus de sûreté on essaye également de le convaincre de s’engager dans la Marine, histoire d’aller se faire tuer au bout du monde en servant son pays. Tentative ratée, car Jones n’acceptera pas de s’enrôler.
1841 : récidive (… encore ?!)
En mars 1841, Victoria va bientôt découvrir qu’elle est enceinte de quelques semaines de son deuxième enfant, le futur roi Edward VII, qui naîtra en novembre de la même année (je ne rigole pas, j’ai compté les mois ! 😉 ).
De son côté, ayant complété ses quatre mois de prison à Tothill Fields, Jones est libéré le 2 mars. Le 15, il est de retour à Buckingham… Là non plus, je ne rigole pas 😉 . Dommage pour lui, la sécurité du palais a enfin été renforcée, notamment avec la présence d’une troupe de police fraîchement engagée, si bien qu’à peine Jone a-t-il mis un pied dans les lieux qu’ils lui tombent dessus. Et le voilà de nouveau devant la justice, qui va se durcir encore : trois mois de travaux forcés.
Mais l’obsession reste la plus forte, chez ce pauvre gamin qui a maintenant 17 ans. Après avoir effectué sa peine, il revient encore rôder autour du palais, si bien qu’on l’enrôle de force dans la Marine et on le met sur un bateau en partance pour n’importe où (tant que c’est loin !). Un an plus tard, échappé de son navire et revenu à Londres, toujours pour rôder infatigablement dans les environs du palais, il est à nouveau attrapé et renvoyé séance tenante sur son bateau. Décidément ! Que peut-on faire d’autre avec un loustic pareil ?
C’est à partir de 1844 qu’on cesse enfin de parler de lui dans la presse anglaise. En 1848, Jones quitte la Marine et poursuit tant bien que mal son bonhomme de chemin : il émigre en Australie, où il changera de nom pour éviter la mauvaise notoriété que son attitude lui a apporté, se met à voler, tombe dans l’alcool, et finit ses jours tristement.
L’HISTOIRE D’EDWARD JONES aurait très bien pu inspirer Charles Dickens – qui lui a d’ailleurs rendu visite lorsque Jones était en prison. À la place, elle a inspiré d’autres auteurs, ainsi qu’un film tourné en 1950, The mudlark (disponible en v.o. sur YouTube), traduit en français par Le moineau de la Tamise. J’en avais déjà un peu parlé au sujet des mudlarks ici.
Le héros, Wheeler, est donc un petit mudlark orphelin qui, après avoir découvert un portrait de la reine Victoria dont on lui a dit qu’elle était « la mère de l’Angleterre », décide de s’introduire au palais de Buckingham en cherchant naïvement cette mère de substitution. De son côté, Victoria est toujours deuil de son époux Albert, mais la rencontre avec ce gamin des rues attachant lui redonne goût à la vie et la motive à retourner à la vie publique.
Grosse différence, toutefois : Wheeler est montré comme un enfant innocent et vertueux (une sorte d’Oliver Twist), et la reine comme une femme âgée et maternante. On est donc bien loin du Jones adolescent qui fantasmait sur une jolie reine de 19 ans et lui piquait ses sous-vêtements…
Conclusion
De nos jours, on entend parfois parler de ces « stalkers » et autres érotomanes qui harcèlent les célébrités, et de comment ces dernières s’entourent de gardes du corps ou font appel à la justice pour émettre des injonctions d’éloignements, histoire de d’éviter de trouver un inconnu nu dans leur lit en rentrant le soir. On pourrait sans doute considérer qu’Edward Jones était, en son temps, le tout premier stalker de célébrité.
Ses escapades nocturnes à Buckingham ont fait couler beaucoup d’encre. Il faut dire que dans les années 1840, les valeurs bourgeoises sont en hausse, et parmi elles le cocon familial a pris beaucoup d’importance, y compris chez les têtes couronnées, donc le fait de subir pareille intrusion dans l’intimité du foyer et du couple choque l’opinion publique. Quand, en plus, on en rajoute (ou il en rajoute lui-même) en racontant qu’il s’est baladé partout au château, y compris dans la salle du trône où il aurait posé ses vilaines fesses sur le trône symbolique et sacré d’Angleterre, il y a de quoi choquer aussi les plus patriotes, et énerver le gouvernement qui se ridiculisait à force de ne pas savoir comment protéger adéquatement sa souveraine.
Tous les ingrédients qu’il faut pour régaler la presse, inspirer des histoires, des caricatures et des chansons…
SOURCES : Wikipedia - The boy Jones Victorian calendar - The boy Jones The boy Jones Who Broke into Buckingham Palace Boy Jones: Peeping Stalker of Queen Victoria Yesterday's Papers - The boy Jones YouTube - The Curious Case of the Boy Jones Livre - Queen Victoria & the Stalker: The Strange Story of the Boy Jones, par Jan Bondeson (2012) Chanson populaire - The boy who visits the palace, par James Bruton (vers 1840) Ye Olde Crime Podcast - Episode 114: Edward Jones, Queen Victoria’s Stalker This teen stalker stole Queen Victoria’s panties and lived in Buckingham Palace chimneys for a year