Tout le XIXe siècle

Les Bas-Bleus : écrivaines et intellectuelles

Je suis en ce moment en train de lire Madame Bovary, et je suis tombée sur ce passage à propos des lectures de l’héroïne :

C’étaient […] des espèces de romans à cartonnages rose et à style douceâtre, fabriqués par […] des Bas-Bleus repenties.

Gustave Flaubert, « Madame Bovary » (1857)

C’était un sujet que je voulais aborder depuis longtemps, alors quand j’ai vu ça je me suis dit que c’était le moment. Parlons donc un peu de ces fameux Bas-Bleus…


C’est quoi, c’est qui, les Bas-Bleus ?

Les femmes et la littérature

Au XIXe siècle, le terme de Bas-Bleus désigne les femmes de lettres, et il est tout aussi péjoratif que les Femmes Savantes ou les Précieuses Ridicules de Molière.

On l’utilise pour se moquer de ces femmes éduquées qui écrivent des essais, de la littérature ou du théâtre, font de la poésie, philosophent et critiquent des sujets « sérieux », à une époque où ces domaines de l’esprit sont l’apanage des hommes puisqu’on considère que les femmes sont gouvernées par leurs émotions, qu’elles ne comprennent rien à tout ça, et qu’à force de se prendre pour des intellectuelles elles en négligent leur rôle premier : celui de mère et de femme au foyer. Pour elles, l’accès à l’université est impossible, la maîtrise du grec et du latin relève d’une fantaisie, et il est jugé très orgueilleux de leur part de vouloir écrire des livres et – pire encore – de s’en vanter publiquement. À la rigueur, on tolère qu’elles écrivent de petites histoires naïves et légères, des « romans pour dames », mais pas question qu’elles prétendent faire de la vraie littérature !

Vezey et Montagu, les reines des Bas-Bleus

Il y a quelques semaines, on a parlé (ici) des cafés et des clubs pour gentlemans qui leur permettaient de se retrouver entre eux, en dehors de leurs foyers et loin de leurs épouses, alors que les femmes, lorsqu’elles voulaient socialiser, ne disposaient pas de lieux publics et n’avaient d’autre choix que de s’inviter chez les unes et les autres. C’est ainsi qu’au XVIIe et au XVIIIe, en particulier en France, certaines femmes riches et éduquées « tenaient salon », en invitant chez elles des ami(e)s, des artistes, des penseurs, créant autour d’elles leur petite société. C’est la belle époque des salons littéraires et de l’art de la conversation.

Dans les années 1750, Elizabeth Montagu et Elizabeth Vesey, deux riches mécènes britanniques, s’inspirent de ces salons de littérature français. Elles regroupent leurs amies pour partager, autour d’un thé, des discussions intellectuelles à propos d’art et de littérature. Alors que les clubs pour gentlemans commencent à peine à voir le jour, l’essentiel des réunions sociales pour gens de la bonne société se déroule autour des tables de jeu de cartes, à boire, à festoyer, à flirter, bref : tout ça n’est pas toujours très moral. Ces dames vont donc préférer organiser des rendez-vous plus sérieux et vertueux, d’abord en journée autour d’un breakfast ou d’un thé, puis en soirée, où le but est de s’élever l’esprit en parlant de choses importantes et culturelles.

Mais il ne s’agit pas seulement de recréer en Angleterre des salons littéraires pour y discuter des travaux des autres, il s’agit surtout, pour ces femmes, de produire et de partager leurs propres oeuvres, de se faire reconnaître en tant qu’intellectuelles et artistes. Autour des deux fondatrices, Vesey et Montagu, se forme alors la Société des Bas-Bleus, dont voici quelques membres :

  • Anna Letitia Barbauld, poétesse et écrivaine
  • Elizabeth Carter, savante et écrivaine
  • Elizabeth Griffith, dramaturge et romancière
  • Angelica Kauffmann, peintre
  • Frances Burney, dramaturge et romancière satirique
  • Charlotte Lennox, écrivaine
  • Sarah Fielding, romancière
  • Catharine Cacaulay, historienne et critique politique
  • Hannah Mire, autrice d’écrits religieux
  • Anna Williams, poétesse
  • Hester Chapone, autrice d’un livre de conduite à l’adresse des jeunes filles (dont j’ai déjà parlé ici)
Personnifications des Muses dans le temple d’Apollon, par Richard Samuel (1778), représentant 9 des membres de la Société des Bas-Bleus que j’ai cités ci-dessus

Mais attention, quoique majoritairement féminine, la Société des Bas-Bleus n’était pas du tout fermée aux hommes. On y trouvait également :

  • Benjamin Steelingfleet, traducteur et écrivain
  • James Beattie, poète, moraliste et philosophe
  • Edmund Burke, économiste et philosophe
  • David Garrick, acteur, dramaturge, directeur de théâtre
  • Sir Joshua Reynolds, peintre

De plus, la particularité de cette société était que l’on y acceptait les gens au mérite, et non pas en fonction de leur classe sociale. Les aristocrates se mêlaient à ceux qui ne l’étaient pas, les riches aux moins riches, pourvu que l’on possède une éducation, un talent ou une expérience qui apporte de la valeur à ces discussions.

PRÉCISION : notez que le fait d’être une femme qui tient salon ne fait pas automatiquement de vous une Bas-Bleu. Les plus célèbres salonnières du XVIIe et XVIIIe siècle regroupaient autour d’elles la fine fleur des grands esprits de leur temps, mais on restait dans le stéréotype où les hommes étaient les penseurs-auteurs-philosophes-critiques-artistes-etc, et où les femmes ne faisaient que les admirer et assurer les relations sociales et le mécénat autour d’eux. On peut aussi citer des exemples comme Manon Roland, qui ne s’occupait pas de littérature, mais de politique, en regroupant dans son salon tout le parti des Girondins pendant la Révolution française.

Quand on parle de Bas-Bleus, on parle donc bel et bien de femmes qui étaient elles-mêmes des intellectuelles et des artistes, et non pas seulement de femmes qui tenaient salon.

Une histoire de couleur de bas

Au départ, le groupe d’amis de Montagu et Vesey n’avait pas particulièrement de nom. Mais une anecdote a fait qu’un jour ils ont commencé d’eux-mêmes à s’appeler la Société des Bas-Bleus.

Il faut savoir que dans les années 1750, lorsqu’on était habillé décontracté, les hommes portaient des bas de coton ou de laine de couleurs variées (écru, gris, bruns, rouges, bleus…). En revanche, lorsqu’ils se rendaient à un évènement social, ils s’habillaient de façon formelle en portant des bas de soie, blancs ou noirs, beaucoup plus chics.

L’anecdote la plus courante dit que Benjamin Steelingfleet aurait été invité à se joindre au groupe, mais (soit qu’il soit trop pauvre, soit qu’il revienne de voyage, ou pour toute autre raison encore), il portait à ce moment-là des bas bleus et aurait répondu qu’il ne pouvait pas se présenter dans cette tenue. Ce à quoi Lady Montagu aurait répliqué : « Mais venez donc comme vous êtes, avec vos bas bleus ! ». Une autre version dit que Steelingfleet se présentait effectivement toujours avec des bas bleus (peut-être en raison de son rang social inférieur et de son train de vie modeste), et qu’il était très populaire auprès des autres membres du groupe, si bien que lorsqu’il était absent, elles disaient « Nous ne pouvons rien faire sans les bas bleus ! ».

Toujours est-il que les dames de la Société des Bas Bleus ont adopté ce nom, et comme ce salon devint très populaire à la fin du XVIIIe, le nom passa dans le langage courant des Britanniques pour désigner des femmes de lettres, avant d’être ensuite adopté dans la langue française.

Cela dit, alors qu’il n’avait aucune connotation au départ, très vite le terme devient un sobriquet tourner en ridicule ces femmes qui osaient prétendre faire usage de leur cerveau.


Les femmes ? Des intellectuelles ? C’te blague !

Comme un petit, tout petit air de misogynie…

Le problème des Bas-Bleus, c’est qu’à la fin du XVIIIe, même si le Siècle des Lumières commence à faire apparaître quelques idées féministes, on considère toujours que la femme n’a pas de place en dehors de la maison, qu’elle doit se tourner toute entière vers son mari, ses enfants, son foyer, et que dès l’instant où elle voudra faire preuve d’un certain travail intellectuel, non seulement ça sera forcément de mauvaise qualité puisqu’elle n’est pas outillée pour ça, mais en plus ça la détournera de son « travail naturel » auprès de sa famille. Les rôles étant très genrés, les choses de l’esprit et du monde extérieur sont jugées masculines, les choses du coeur et de l’intérieur sont féminines, et le fait qu’une femme se lance dans une carrière de lettres signifie qu’elle va forcément se masculiniser et sacrifier son rôle de femme, d’épouse et de mère.

On est complètement dans le cliché de la femme qui doit choisir entre sa carrière et sa famille. Et puisque, justement, on ne veut surtout pas encourager les femmes à utiliser leur cerveau pour se faire une carrière, exprimer un talent et prendre place dans l’espace public, comme c’était le cas des Bas-Bleus, alors on les ridiculise.

[Les Bas-Bleus], malheureuses créatures féminines qui, renonçant à la beauté, à la grâce, à la jeunesse, au bonheur du mariage, aux chastes prévoyances de la maternité, à tout ce qui est le foyer domestique, la famille, le repos au-dedans, la considération au-dehors, entreprennent de vivre à la force de leur esprit.

Lord Byron
Rupture au club des Bas-Bleus, par Thomas Rowlandson (1815). Une autre façon de les ridiculiser, en montrant tout le monde en train de se taper dessus comme dans une bonne vieille bagarre de taverne, alors que les Bas-Bleus se présentaient comme vertueuses, ne buvant que du thé et discutant très sagement

L’exemple de George Sand

Le mot Bas-Bleus devient complètement péjoratif, synonyme de femmes masculinisées pas-à-leur-place et de mauvaise qualité artistique et intellectuelle. Je vous renvoie à la citation de Flaubert que j’ai citée au début, qui parle de Bas-Bleus repenties pour désigner des écrivaines ayant renoncé à faire concurrence aux « vrais » auteurs de littérature pour se contenter d’écrire de petits romans à l’eau de rose.

Cela n’empêchait pas Flaubert d’admirer le talent de George Sand, qui était son amie (et qui est l’exemple ultime d’une Bas-Bleu), mais tout en considérant que, quand même, tout ça s’est fait au détriment de sa véritable nature de femme et que c’est un peu dommage… Balzac la juge encore plus durement en décrétant qu’elle a mal élevé ses enfants, la faute au temps qu’elle a consacré à son écriture.

Congrès masculino-fémino-littéraire, par Henri Gérard Fontallard (1839), une caricature de George Sand et des Bas-Bleus.

Les caricatures d’Honoré Daumier

Un autre exemple de ce passage au vitriol des Bas-Bleus dans la première moitié du XIXe siècle, ce sont les caricatures d’Honoré Daumier, publiées dans le magazine Charivari en 1844. Les femmes écrivaines ne savent pas de quoi elles parlent, écrivent des trucs épouvantablement mauvais, ne vendent pas un livre, sont de mauvaises épouses et de mauvaises mères…

Je vous en partage quelques unes, vous en trouverez d’autres sur ce site ou sur Wikipédia.

La mère est dans le feu de la composition, l’enfant est dans l’eau de la baignoire !
_ Satané piaillard d’enfant, va ! Laisse-moi donc composer en paix mon ode sur le bonheur de la maternité !
_ C’est bon, c’est bon… Je vais aller lui donner le fouet dans l’autre pièce. (à part) Dans les faits, de tous les ouvrages de ma femme, c’est bien celui-là qui fait le plus de bruit dans le monde !
Nos comptes sont faciles à établir… Vous m’aviez confié 1000 exemplaires de votre recueil poétique intitulé Soupirs de mon âme… 27 volumes ont été donnés aux journaux, et en défalquant ce que j’ai vendu, je trouve qu’il me reste juste 973 Soupirs de votre âme dans mon magasin !
Le Bas-Bleu déclamant sa pièce : _ Le théâtre représente un tigre endormi dans le désert. Rosalba s’avance en se traînant avec peine et en traînant avec plus de peine encore ses cinq enfants et son vieux père. Rosalba tombe au pied d’un dattier couvert de noix de coco et s’écrie avec désespoir : « Ô ciel, quand finiront nos tourments !… »
Tous les auditeurs (à voix basse) : _ Et les nôtres, quand finiront-ils, ô ciel !…
_ Suivez bien mon raisonnement, Eudoxie… Tout doit tendre à un but humanitaire, en conséquence, chaque ligne que nous écrivons doit procéder de l’analyse pour arriver à la synthèse… sans quoi le socialisme n’est plus que de l’égoïsme… engendrant le matérialisme, et… Vous offrirai-je encore une tasse de thé ?
_ Une femme comme moi… remettre un bouton !… Vous êtes fou !
_ Allons bon !… Voilà qu’elle ne se contente plus de porter les culottes, il faut qu’elle me les jette à la tête !…

En conclusion

Je vous laisse sur cette dernière citation des frères Goncourt (qui ont donné leur nom au célèbre concours littéraire), qui résume pleinement le mépris des hommes pour ces Bas-Bleus venues les concurrencer sur le terrain des idées et du talent artistique :

Les femmes n’ont jamais fait quelque chose de remarquable qu’en couchant avec beaucoup d’hommes, en suçant leur moelle morale : Madame Sand, Madame de Staël. Je crois qu’on ne trouverait pas une femme vertueuse qui vaille deux sous par l’intelligence.

Les frères Goncourt

Charmant, n’est-ce pas ?

SOURCES :
Wikipédia – Bas-bleuisme
Bas-bleu
Wikipédia – Femmes et salons littéraires en France
Les « bas-bleus » au XIXe : les femmes de lettres face à la misogynie de la presse
George Sand : les bas-bleus…
Les Bas-Bleus de Daumier : de quoi rit-on dans la caricature ?
Le bas-bleu artistique : portrait au vitriol de la femme critique d’art
Wikipedia – Blue Stocking Society
Wikipedia – Bluestocking
Who were the Bluestockings?
Benjamin Stillingfleet and the Bluestockings
Wikipedia – Redstockings

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