Livre sterling
Époque victorienne,  Tout le XIXe siècle

Petite histoire du pourboire chez les domestiques

Dans un article sur l’étiquette à table pendant l’époque victorienne (ici), j’avais expliqué vite fait qu’un gentleman qui vient dîner chez un de ses amis laissera souvent un petit pourboire au majordome ou au valet qui l’ont servi ce soir-là. Ça signifie que oui, même quand on se trouve à un dîner privé (et non pas au restaurant), on laisse un pourboire aux domestiques de l’ami chez qui le repas a eu lieu.

Autant il paraît compréhensible de donner une pièce au serveur qui s’occupe de nous dans un café ou un restaurant, ou bien au fournisseur qui vient nous livrer un chargement de charbon ou nos bouteilles de lait quotidiennes, autant ça paraît incongru de le faire avec son propre domestique, et encore plus le domestique d’une maison où on a été invité. Et pourtant…


Les origines du pourboire

Un p’tit coup à boire d’étymologie ?

Le pourboire n’a pas une seule origine claire et définie, mais on sait quand même qu’en gros, dès la fin du Moyen-Âge vers le XVe siècle, en Europe et en Asie, les seigneurs avaient pris l’habitude de récompenser les bons services de leurs serviteurs en leur donnant, à l’occasion et en plus de leurs gages, quelques sous supplémentaires.

En anglais, on appelait cet argent vails, parfois orthographié vales, qui pourrait venir étymologiquement du mot avail (= profit, bénéfice), à moins que ça ne vienne du latin valeo (= valeur, dans le sens où on reconnaîtrait que le travail du serviteur vaut quelque chose) ou encore du vieux français avaler (= rabaisser, humilier). Cette dernière explication est intéressante, car ça montrerait que le vails sert ne sert pas seulement à récompenser le serviteur, mais aussi à souligner son rang inférieur, un peu comme un os qu’on lance à son brave chien obéissant : tout le monde est content et tout le monde reste bien à sa place, le maître en haut, le serviteur en bas.

En France, on voit apparaître les termes « vin du valet », « vin du messager », « vin du clerc » ou encore « vin courtois » pour désigner soit le verre de vin offert directement, soit les piécettes que le maître donne à celui qui le sert, en lui disant d’aller boire un coup à sa santé. De là vient le mot pourboire qu’on voit apparaître dès le XVIIe, et qui a le même sens dans d’autres langues : l’allemand trinkgeld signifie « argent pour boire », le suédois dricks signifie « boire », le portugais/espagnol propina emprunte au latin et au grec et signifie « boire à la santé de », le hongrois borravaló signifie « pour le vin », le polonais napiwek signifie « pour la bière », tandis que le russe chayeviye signifie plutôt « pour le thé » !… 😉

TIP : To Insure Promptness

Vous connaissez aussi probablement le mot tip, qu’on utilise couramment aujourd’hui en anglais pour désigner un pourboire.

On entend parfois dire que cela viendrait d’un hôtelier/cafetier/aubergiste britannique, qui aurait installé un petit pot sur son comptoir portant l’inscription To Insure Promptness (« pour garantir la promptitude »), sous-entendant par là que le client qui allongerait une petite pièce serait servi plus vite ou mieux que les autres, car le serveur/vendeur serait plus motivé.

Mais cette explication peut être retracée jusqu’à un livre paru en 1909, et il est avéré que ce n’est qu’une pure invention de l’auteur. En réalité, le mot tip viendrait plus probablement d’une déformation de tap (« donner un petit coup avec la main ») et aurait été utilisé dans le sens de « donner de la main à la main ».


Le pourboire chez les domestiques au XVIIIe siècle

Une partie non négligeable du revenu annuel

Attardons-nous maintenant sur les majordomes (voyez ici), les valets de chambre (ici) et les valets de pied (ici). Ce sont eux qui recevaient les pourboires puisqu’ils étaient en contact direct avec les maîtres qu’ils servaient, et avec leurs visiteurs et invités.

ET LES AUTRES, ALORS ? Tout comme ça se fait dans l’hôtellerie de nos jours, les majordomes et valets du XVIIIe partageaient généralement une partie de leurs pourboires avec les autres serviteurs restés en coulisses (cuisiniers, servantes, etc), histoire que ce soit à peu près équitable pour tout le monde.

On a déjà parlé ici du salaire des domestiques, en citant des chiffres datant des années 1860. Cent ans plus tôt, inflation oblige, les salaires étaient plus bas : un majordome gagnait environ 20£ par an, un valet de chambre 15£ et un valet de pied 8£. On voyait toujours de beaux écarts dans les échelles salariales, car un domestique était payé plus ou moins cher en fonction du prestige de la maison, de la quantité de tâches à réaliser, de son expérience et de ses compétences… mais aussi parce que le salaire annuel dépendait du nombre de pourboires que ce domestique serait susceptible de gagner en plus, ou pas.

Et cela pouvait faire une sacrée différence, au point qu’un employeur à la recherche d’un nouveau domestique indiquait parfois dans son annonce d’embauche quels était les pourboires potentiels auxquels le futur domestique pouvait s’attendre, histoire de motiver les candidatures. En retour, celui qui se présentait pour le poste pouvait tenter de négocier son salaire à la hausse si jamais il constatait que la maison était très isolée (loin en rase campagne, par exemple) ou qu’on y organisait trop peu de réceptions, afin de compenser son manque à gagner sur les pourboires, puisqu’il n’y aurait pas beaucoup de visiteurs.

Je n’ai pas de chiffres à avancer, mais j’ai lu que le montant total des pourboires pouvait parfois atteindre le même montant que le salaire annuel, ce qui faisait carrément doubler les revenus du domestique. Pas mal !

Un malaise grandissant

Le problème, c’est qu’à la longue ce système de pourboires dans la sphère domestique a fini par créer des ennuis.

D’une part, il y a des maîtres qui se désolent de ce que certains de leurs amis refusent carrément leurs invitations à dîner, parce que ces amis n’ont pas nécessairement les moyens de distribuer des pourboires à tout le monde (sans compter les invités étrangers qui ne sont pas toujours très au fait des us et coutumes). D’autre part, il y a les domestiques qui considèrent que les pourboires leur sont dûs – en particulier si cela vient compléter des conditions de travail pas faciles et un salaire au rabais -, ils s’attendent donc à recevoir systématiquement quelque chose, et si un invité se montre pingre et décide de ne rien donner du tout, il y a fort à parier qu’il sera moins bien reçu la prochaine fois qu’il pointera son nez dans la maison. C’est que ça peut être revanchard, un domestique lésé ! 😉 Mais ce n’est pas bon du tout pour la réputation de son maître, qui ne va pas être content…

De tensions en faux-pas ou en situations malaisantes, les maîtres ont donc commencé à remettre en question ces pourboires systématiques. On passe des lois pour y mettre fin dès 1759 en Écosse, puis en 1764 en Angleterre. Au début, ça se passe très mal : les domestiques se révoltent, ils se vengent en fournissant un service exécrable et certains vont jusqu’à saccager la maison de leurs maîtres ou descendre dans la rue pour se frotter aux autorités. Mais les maîtres tiennent bon, et avec le temps les lois finissent malgré tout par entrer en usage (il est probable aussi qu’une augmentation du salaire annuel ait aidé à compenser les pertes et à apaiser la colère des serviteurs). Désormais, les pourboires ne sont plus aussi indispensables pour composer un revenu annuel décent.


L’évolution du pourboire au XIXe siècle

Au XIXe siècle, l’habitude de laisser un pourboire aux domestiques ne s’est pas complètement perdue, mais elle est devenue beaucoup plus anecdotique. On laisse le soin à chacun de décider s’il souhaite ou non donner un petit quelque chose, mais sans que cela se ressente dans le service qu’on lui fournira.

On voit par exemple dans le manuel d’étiquette et de bonne conduite Manners for men, par C. E. Humphry, paru aux États-Unis en 1897 :

Il était auparavant d’usage de laisser un pourboire aux serviteurs au moment de quitter la maison après un dîner auquel on avait été invité, mais ce n’est plus le cas. Beaucoup de gentlemans continuent pourtant de donner une pièce d’argent au majordome, au valet de pied ou à la bonne qui les aide avec leur manteau, fait amener la voiture, appelle un taxi pour eux et les aide à y monter, ou autres services du même genre. C’est une question à laquelle chaque homme doit décider par lui-même. Il est nécessaire toutefois de rappeler que l’habitude de donner des shillings ou des demi-couronnes après un dîner mondain n’est plus d’actualité, bien qu’il subsiste toujours des personnes de bonne volonté qui ne laisseront pas cette habitude disparaître.

Et un peu plus loin, toujours dans le cadre d’un dîner privé :

À propos des pourboires, les seuls qui en valent la peine sont ceux pour lesquels on laisse une soucoupe dans le vestiaire, destinée à recevoir de petites pièces d’argent. Bien qu’aucune dépense ne soit nécessaire à table, la personne qui s’y assoit est bien consciente que le valet qui se tient derrière sa chaise est en mesure de lui fournir tout ce qu’elle souhaite, et qu’il a la liberté de bien l’approvisionner en viandes, en vins et autres choses sans la laisser patienter plus longtemps que nécessaire. Dans ce cas, un pourboire, discrètement distribué avant que le dîner ne commence, n’est en aucun cas gâché.

Si on trie un peu tout ça, on en conclut donc que les pourboires, c’est passé de mode et ça ne sert plus à rien, sauf pour le vestiaire et le valet qui vous sert à table… Quand même !


En conclusion

J’aurais pu vous parler des pourboires qu’on distribuait aussi aux serveurs de cafés, de restaurants, aux livreurs et fournisseurs de services en tous genres, mais c’est un sujet beaucoup plus classique et qui, au XVIIIe ou XIXe, ressemblait de toute façon bigrement à ce que nous vivons aujourd’hui, et avec les mêmes questionnements (« Mais alors… je lui laisse un pourboire, au coiffeur, ou pas ? Et au chauffeur de taxi ? »).

Mais c’est moins rigolo que d’imaginer les échanges d’argent muets et plus ou moins discrets entre un élégant gentleman en visite et le valet de pied qui l’accueille, avec une livrée pleine de petites poches bien pratiques pour y cacher tous ses petits sous… 😉

SOURCES :
Wikipedia - Gratuity (tip) - Etymology and history
The Word Wenches - Money
Livre - The domestic servant class in eighteenth-century England, par J. J. Hecht (1956)
Livre - Directions to servants, par Jonathan Swift (1745) - essai satirique
L'internaute - Histoire du pourboire
Une brève histoire du pourboire
Online Etymology Dictionary - Tip
Livre : Manners for men, par Mrs. Humphry (1897, États-Unis)
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