Tout le XIXe siècle

Les aliments bizarres qu’on mangeait à l’époque victorienne

Depuis que j’ai commencé ce blog, j’ai souvent parlé de nourriture (voyez tous les articles ici). Il faut dire que je traite des sujets de la vie quotidienne, donc, forcément, la bouffe occupe une grande place.

Une fois de plus, on va parler du Royaume-Uni. À chaque fois que je fais des recherches sur ce qu’ils mangeaient au XIXe, je tombe sur le fait que les plus riches se payaient les services de cuisiniers français parce que la gastronomie française était hyper reconnue et appréciée. Mais quid de leur alimentation à eux ? Le cliché, c’est de dire que la cuisine britannique est immangeable, mais ça reste évidemment un cliché (et les clichés m’énervent en général…). Par contre, il y a moyen d’aller chercher quelques aliments un peu curieux, pas toujours très ragoûtants, couramment consommés parmi la population des travailleurs et des plus modestes.

Je vous en propose sept. C’est parti !


1. Le saloop

Ça s’écrit aussi salop, mais on va garder saloop, c’est mieux… Quand j’ai vu, au premier abord, que c’était une boisson qui remplaçait le café (parfois trop cher pour les petites gens), je me suis dit : « Ah, c’est de la chicorée, en fait ! ». Mais non, pas tout à fait.

Le saloop est une boisson chaude faite à partir de salep, une farine de tubercules d’orchidées que l’on ajoute à de l’eau chaude, avec un peu de sucre et d’eau de fleur d’oranger ou de rose pour parfumer, et que les Perses et les Turcs consomment depuis bien longtemps. Les Romains les ont imités, le salep s’est répandu en Europe occidentale, et au XVIIIe siècle on commence à le consommer en Angleterre, France ou Belgique, à la place du thé ou du café (à l’occasion on pouvait aussi en ajouter dans des soupes ou du chocolat chaud).

Le truc rigolo avec cette boisson, c’est l’imaginaire qu’on y associe : en arabe, le mot salep veut dire « testicules de renard » (en raison de la forme des tubercules), ce qui fait que ce produit était considéré comme aphrodisiaque. Mais dans l’Angleterre du XIXe, comme c’était exotique et qu’on lui prêtait plein de vertus fortifiantes, des médecins ont fini par le prescrire pour lutter contre toutes sortes de maladies, dont… l’alcoolisme et les maladies vénériennes. C’est donc devenu carrément louche de boire du saloop en public, et c’est ainsi que les Anglais ont fini par l’abandonner.

Femme vendant du saloop, par William H. Pyne (1808)

2. Les anguilles en gelée

On a parlé, il y a un certain temps, de la popularité des moules en métal ou céramique qui apparaissent au XIXe siècle (l’industrialisation permet de les produire à la chaîne et à bas prix), et qui font que tout un pan de l’alimentation s’oriente subitement vers beaucoup de poudings, flans, gâteaux, crèmes et gelées à démouler, pour faire joli et « tape à l’oeil » sur la table même quand on a un train de vie modeste. Je vous renvoie à cet article, ici.

On trouve donc diverses sortes d’aspics (des bouillons gélifiés dans lesquels sont pris des légumes, viandes, poissons ou crustacés), et parmi eux les anguilles en gelée. Elles sont cuites dans un bouillon avec du sel et des herbes aromatiques, qu’on laisse ensuite refroidir et prendre tout seul car les anguilles dégagent leur propre gélatine. Le genre de plat super facile à faire avec des anguilles qu’on aura pêché soi-même ou achetées pour pas cher vu que ce n’est pas un poisson considéré comme d’une très grande qualité, et qui se vendait et se mangeait vite fait directement dans la rue, bien souvent avec la même cuillère et dans le même bol passé de client en client… Ah, les normes d’hygiène de l’époque ! 😉

La balade de Lord Rendall chantée par un de mes contre-ténors favoris, Andreas Scholl (je vous l’avais déjà présenté ici, à propos de l’histoire des castrats)

APARTÉ MUSICAL : Anguilles + Angleterre, ça me fait automatiquement penser à une balade médiévale anglaise que j’aime beaucoup, intitulée Lord Rendall, ou Lord Randal. Elle a évolué au fil des siècles, donc il en existe plusieurs versions où la musique et le texte varient, mais racontent sensiblement la même histoire : un jeune lord revient chez lui après avoir rendu visite à son amoureuse, et il explique à sa mère qu’il doit se mettre au lit car il se sent malade depuis que sa belle lui a fait manger des anguilles et du bouillon d’anguilles. Lui et sa mère comprennent qu’il a été empoisonné et qu’il va mourir. Il fait alors son testament en distribuant tous ses biens à ses proches, un par un, mais lorsque sa mère lui demande ce qu’il compte laisser à son amoureuse, il répond : « Une corde pour la pendre ! »…

Voilà, voilà… C’est hors sujet, mais c’est gratuit ! 😉


3. Les huîtres au vinaigre

Pour nous, les huîtres se mangent forcément crues et bien fraîches (bien vivantes, quoi), quel que soit l’assaisonnement qu’on y ajoute ensuite.

Au XIXe, les choses étaient bien différentes. D’abord, les huîtres ne coûtaient pas grand chose, c’était une solution pour les travailleurs ou les pauvres qui en achetaient facilement dans la rue, au point qu’on les appelait « la protéine du pauvre ». On aimait également les manger crues et fraîches (en les ouvrant au moment de les consommer, on ne risquait pas de s’intoxiquer, à une époque où la réfrigération des aliments est balbutiante), mais on pouvait aussi les cuire : on en faisait des beignets (souvenez-vous, on en avait parlé au sujet de la cuillère de service conçue spécialement pour les beignets aux huîtres, ici), ou bien on les conservait en faisant des huîtres au vinaigre. Pour ça, on les cuisait dans leur jus, puis on les mettait dans un bocal et on les recouvrait de vinaigre, avec un peu de sel et de sucre, des épices, des piments, du persil… On faisait la même chose avec d’autres fruits de mer similaires, comme des escargots de mer ou des bigorneaux.

(je sais, ce ne sont pas des huîtres, mais c’est la photo la plus parlante que j’ai pu trouver pour illustrer ça 😉 )

4. La soupe de farine

Je n’ai pas pu m’empêcher de rigoler en voyant ça, et pourtant…

Le titre annonce la couleur : ce n’est ni plus, ni moins que de la soupe de farine. On prépare d’abord un roux avec de la farine et du beurre, puis on délaye dans de l’eau, on ajoute un peu de sel et de cumin ou de muscade pour le goût, et c’est tout ! Il y a de quoi se demander quel intérêt nutritionnel et gustatif ça pouvait avoir, et comme tout ça a l’air fort limité, j’ai tendance à le classer dans la nourriture de pauvres qui se débrouillent avec ce qu’ils ont sous la main. Après tout, tout est bon pour se caler l’estomac, à une époque où on ne mange pas tous les jours à sa faim.

Mais il est bien possible aussi que cette recette soit plutôt à rapprocher des divers bouillons que l’on servait aux malades. Je pense par exemple à l’eau de riz ou d’orge (on servait au malade uniquement l’eau de cuisson du riz/orge) ou bien à l’eau dans laquelle on avait fait tremper des morceaux de pain. Le genre de liquide qui apportait quelques nutriments même quand le malade n’était pas capable de manger ou de digérer, et qu’on lui faisait boire dans un pap boat (voyez ce que c’est ici).


5. Le stirabout

Pas moyen de trouver une traduction convenable pour stirabout, alors allons-y avec un « truc qu’on touille » (ouaip, je suis romancière, pas traductrice, et ça se voit… 😉 )

On a vu, en parlant des workhouses, ici, que les pauvres y étaient beaucoup nourris à coup de gruau. C’est sûr que quelques cuillerées de flocons d’avoine gonflées dans un peu d’eau, ça ne coûte pas bien cher à l’administration…

Ce n’est pas faux, mais en réalité il y aurait une nuance à faire entre le gruau et son cousin le stirabout, car les deux sont souvent confondus. En réalité, ce qu’on entend par gruau est un peu plus élaboré : ça pouvait inclure une bouillie d’avoine (le porridge) agrémentée d’un morceau de poisson salé, un bout de fromage, une patate bouillie, une ration de bière. Bon, ce n’est pas le repas du siècle, c’est clair, mais ça remplit quand même et ça permet de passer à travers une journée de travail. Tandis que le stirabout, lui, est beaucoup plus minimaliste : moitié farine d’avoine, moitié farine de maïs, un peu de sel et d’eau, on touille pour en faire une pâtée (d’où son nom, puisque stirr veut dire « remuer »), et voilà… Super appétissant…


6. Le broxy

Là aussi, je n’arrive pas à trouver un équivalent en français pour traduire correctement ce mot.

Le broxy – accrochez-vous bien… – correspond à de la viande de boucherie provenant d’animaux morts de maladies… Oui, vous avez bien lu : ce n’est pas de la viande avariée, mais bien de la viande malade, qui trimballe tous ses pathogènes et se fera un plaisir de vous les refiler !

De nos jours, une telle chose serait impensable (sauf dans les pays pauvres, malheureusement), mais au XIXe, la nourriture n’apparaît pas comme par magie dans les supermarchés, et il n’y a pas toujours assez à manger pour tout le monde, alors on ne gâche rien, même pas la bouffe déjà gâtée. Cette viande de basse qualité était vendue peu chère, aux plus pauvres. Je ne sais pas trop si elle était vendue en toute transparence ou si le boucher cherchait à écouler en douce une marchandise douteuse, reste que le risque sanitaire était énorme. Rappelons par exemple que le Royaume-Uni produisait beaucoup de moutons, qui sont par nature facilement sujets à des maladies bactériennes, et qui pouvaient transmettre le tétanos, des salmonelles, des infections fongiques…

On tentait bien de se débarrasser des pathogènes en rinçant la viande au vinaigre ou au jus de citron, ou bien grâce à la cuisson, n’empêche que le risque de choper une cochonnerie était là !


7. Le veau avorté

Dans le même ordre d’idée, on pouvait trouver chez les bouchers vendant aux personnes les plus modestes de la viande moins chère à base de veau ou d’agneau avorté… Je m’explique : lorsqu’une vache ou une brebis est gestante au moment où elle est abattue pour sa viande, soit elle avorte spontanément, soit le foetus est extrait de la carcasse pendant le processus de découpe. Et ça aussi, c’est de la viande !

Quelle que soit la taille du foetus, dès lors qu’il représente une quantité raisonnable de protéines, il sera revendu par l’abatteur aux bouchers, qui le revendront ensuite aux clients n’ayant pas les moyens de se payer de meilleures pièces de viande. À l’inverse, dans l’Inde sous domination britannique, il existait une recette de foetus de chèvre considéré comme un mets de choix, du fait que les os n’étaient pas complètement formés et solidifiés, ce qui rendait le tout très tendre.

Je sais, on peut trouver ce procédé très choquant – ou à tout le moins discutable – , surtout quand on sait qu’on continue encore aujourd’hui d’abattre des femelles pleines, mais à l’époque c’était déjà très courant.


En conclusion

Comme je disais en intro, au-delà des habitudes alimentaires britanniques, la gastronomie française était à la mode, donc je vais terminer sur une nouveauté qui a beaucoup étonné et beaucoup plu aux restaurants français et anglais à la fin du XIXe : le « canard à la presse », aussi appelé « canard au sang ».

Cela consiste à prendre un canard bien dodu, à le tuer en l’étranglant (et non pas en l’égorgeant) pour qu’il conserve tout son sang, à retirer les pattes, le foie et les magrets pour les cuire à part, puis à faire rôtir partiellement le reste de la carcasse. Après quoi, on passe cette carcasse sous une presse spéciale afin d’en extraire le sang dont on fait une sauce qui accompagnera les pattes/foie/magrets. Une recette attribuée à un aubergiste de Rouen mais rendue très célèbre par Frédéric Delair, cuisinier au restaurant de la Tour d’Argent à Paris : en 1890, il peaufine la recette et la transforme en un véritable cérémonial, puisque le canard est pressé et la cuisson terminée sous les yeux des clients qui le dégusteront. De nos jours, la Tour d’Argent en fait toujours une de ses spécialités.

Cette presse à canard, c’est encore un objet joli et un peu chelou comme je les aime, tiens ! Si un jour vous en voyez une, vous saurez maintenant ce que c’est…

Exemples de presses à canard
Frédéric Delair préparant le canard dans la salle du restaurant de la Tour d’Argent (artiste inconnu, fin XIXe)
SOURCES :
19 Victorian Foods We Can’t Imagine A Human Being Eating
Top 10 Horrific Foods The Victorians Ate
10 Weird Foods the Victorians Ate
The mid-Victorian 'peasant diet': Blighty's answer to Mediterranean nutrition?
7 Victorian Foods You’d Probably Hate
YouTube - What people ate during the Victorian era
Wikipedia - Salep
Wikipédia - Canard au sang
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