Tout le XIXe siècle

Comment briser ses fiançailles au XIXe siècle

Il y a longtemps, dans un des premiers articles de ce blog, ici, je racontais qu’une fois qu’un couple s’est fiancé, on regarderait de travers un jeune homme qui change d’avis et rompt son engagement, tandis qu’on tolèrerait un peu plus que ce soit la jeune fille qui le fasse, puisqu’elle est la plus vulnérable des deux dans cette situation. Toutes mes excuses, car en ce temps-là je ne prenais pas la peine de citer mes sources, et je ne me souviens pas du tout où j’avais pu lire ça…

Reste que ce genre d’affirmation m’est repassée sous le nez récemment, alors on va creuser un peu le sujet.


Le poids de l’engagement

Est-ce utile de rappeler qu’en Occident au XIXe (et à tant d’autres époques et dans tant d’autres cultures), on se trouve dans une société bien patriarcale ? Où les hommes ont la liberté d’agir à leur guise (si tant est qu’ils en aient les moyens en terme d’éducation et de finances, bien sûr), et où les femmes n’ont aucune indépendance, ni légale (elles restent mineures), ni financière (leur argent, si elles en ont, est généralement géré par un homme qui a l’ascendant sur elles), ni sociale (elles sont pointées du doigt et décriées si elles tentent de marcher hors des sentiers battus).

Une jeune fille parvenue à l’âge adulte ne quittera ses parents que le jour où elle se mariera, sans quoi elle restera à leur charge. Or, des parents ne sont pas supposés entretenir à vie leurs enfants, il est dans l’ordre des choses que la demoiselle trouve à se marier et parte vivre sa propre vie, sinon on va lui faire sentir qu’elle est un poids. Quant au jeune homme, sa situation n’est pas forcément plus enviable : certes, il a la liberté de ses actes, mais il subit la pression de la performance, de gagner de l’argent et de se créer une situation confortable, avec un foyer où il pourra accueillir une épouse et subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de leurs futurs enfants (j’en avais parlé ici). C’est une époque où le mariage est pourtant incontournable, car il vaut mieux vivre à deux pour s’épauler mutuellement face aux difficultés de la vie, pour mettre les sous en commun (l’argent généré par Monsieur + la dot apportée par Madame), et pour que chacun fasse au quotidien la part genrée qui lui revient, soit le travail à l’extérieur pour l’un et la gestion de l’intérieur pour l’autre. Et tout cela mène bien souvent à une nette différence d’âge puisque Monsieur a besoin d’un certain nombre d’années pour gagner assez de sous et s’assurer une position stable, donc il se marie plus tard, tandis que Madame apporte sa jeunesse et surtout sa fertilité pour faire plein de bébés, donc elle se marie plus tôt.

Bon. J’enfonce des portes ouvertes, là, je crois… 😉

Tout ça pour rappeler à quel point le fait de s’engager sur la voie du mariage ne se prend pas à la légère. Il y a derrière beaucoup d’enjeux, du côté de la demoiselle comme du jeune homme, afin que les deux trouvent leur place dans la société, et que le contrat de mariage qu’ils signeront ensemble puisse leur permettre de prospérer et vivre aussi confortablement et harmonieusement que possible.

Reste donc à ne pas se planter sur le choix de son/sa fiancé(e), pour ne pas avoir de mauvaise surprise par la suite, car lorsqu’on se fiance, c’est du sérieux : on donne sa parole. Si on la reprend, on risque de ternir sa propre réputation ainsi que celle de son/sa partenaire.


Rompre ses fiançailles

Rappelons qu’au Royaume-Uni, par exemple, les fiançailles durent un minimum de 3 semaines et un maximum de… ben… il n’y a pas de maximum, surtout si on attend que le jeune homme ait fait assez d’économies pour avoir enfin les moyens d’épouser et d’accueillir sa belle chez lui, ce qui peut durer longtemps (tous les détails ici). Ça laisse aux tourtereaux le temps de la réflexion, et si, malgré leurs belles promesses, l’un ou l’autre change d’avis, il est tout de même possible de corriger le tir en rompant ces fiançailles, plutôt que de rester à tout prix fidèle à sa parole et de s’engager dans un mariage qui, tôt ou tard, tournera mal. Briser ses fiançailles, c’est mal, mais divorcer, ça l’est encore plus.

Bien que le fait de briser ses voeux soit tout à fait déplorable – et l’on souhaiterait que jamais personne ne s’engage dans des fiançailles sans une profonde connaissance des habitudes et des dispositions des deux parties -, ce n’est pourtant pas aussi déplorable, triste et lamentable que de contracter un de ces misérables mariages qui remplissent ensuite les tribunaux de divorce pour se faire libérer de leurs liens.

The New York Fashion Bazar Book of Etiquette (1887)

Comment s’y prendre

Pour rompre honorablement, il faut le faire par écrit. Ça permet de prendre le temps de bien s’exprimer… et puis ça laisse des traces, des preuves concrètes de ce qui est en train de se passer.

Vient alors le moment de rendre à son/sa fiancé(e) absolument tous les cadeaux qu’il/elle nous a fait : photos, lettres d’amour, boucles de cheveux, etc… et bien sûr la bague de fiançailles. On conseillait d’ailleurs aux jeunes gens de ne jamais accepter d’objets de valeur de la part de leur amoureux(se), mais seulement des fleurs, ou des livres, ou bien de menus objets pas trop personnels et qui ne pourraient pas se transformer en souvenirs douloureux au cas où la relation prendrait fin.

Notez qu’il était particulièrement important que le jeune homme rende à son ex-promise tous les témoignages d’amour qu’elle avait pu lui donner, afin de lui éviter de l’embarras, voire de la ruine de sa réputation, si jamais tout cela devenait public un jour, après qu’elle se soit mariée à un autre.

Si la fiancée veut rompre

Comme je le disais en intro, une jeune fille est plus vulnérable dans ce qui a trait au mariage, car elle a moins de possibilités de choisir : elle est soumise à l’influence de ses parents qui la pousseront à accepter tel ou tel prétendant, elle ne peut pas faire le premier pas et doit attendre passivement de recevoir une demande en mariage, qui sera peut-être la seule qu’elle aura de sa vie et qui ne viendra peut-être pas de la part de l’homme qu’elle aurait espéré (à ce sujet, je vous renvoie aux cartes rigolotes de « Leap Year », le seul moment – tous les 4 ans – où une femme était autorisée à demander un homme en mariage : voyez tout ça ici).

De plus, sa vie entière sera déterminée par celui qu’elle aura choisi d’épouser et à qui elle sera soumise « jusqu’à ce que la mort les sépare ». Un homme peut divorcer de son épouse beaucoup plus facilement que l’inverse (et, le cas échéant, il gardera la maison, les enfants et l’argent qu’elle a apporté en dot), il peut aussi la frapper ou la maltraiter sans que ça n’émeuve qui que ce soit. Le choix est donc risqué pour elle, et si elle réalise au cours des fiançailles que son amoureux n’est finalement pas un bon cheval sur lequel parier, mieux vaut pour elle s’extirper de là le plus vite possible. Au moins, on n’attend pas d’elle qu’elle se justifie, elle peut juste dire qu’elle a changé d’avis, et c’est tout.

Si une telle situation devait se produire du côté de la demoiselle, il faut lui rappeler qu’elle n’est pas tenue de fournir aucune autre raison que celle de son seul et unique souhait.

Social Life: Or, The Manners and Customs of Polite Society (1896)

Si le fiancé veut rompre

Pour le jeune homme, c’est l’inverse : s’il veut briser les fiançailles, il a intérêt à avoir des raisons particulièrement solides. Cette bonne vieille société patriarcale considère qu’une femme est plus changeante, plus inconstante, plus soumise à ses émotions, alors qu’un homme est supposé être ferme, solide, et n’avoir qu’une seule parole. Si lui aussi montre qu’il s’engage et se désengage dans ses amours de façon frivole, ce sera mal vu, et les parents des autres jeunes filles à marier deviendront méfiants (logique !), ce qui pourrait lui porter préjudice dans ses futurs projets matrimoniaux.

La robe de mariée, par Frederick William Elwell (1911). On dirait bien que les projets de mariage de cette jeune femme sont tombés à l’eau…

En se désengageant de lui-même, il est fréquent qu’il laisse la demoiselle dans une position embarrassante aux yeux du public, sans compter l’éventuelle blessure qu’il pourrait infliger aux plus profonds sentiments de cette dernière.

Social Life: Or, The Manners and Customs of Polite Society (1896)

Ok, on revient là avec l’idée que les sentiments de la demoiselle sont forcément plus tendres et plus profonds du fait qu’elle est une femme, et nia-nia-nia, mais que voulez-vous : autres temps, autres moeurs, le tout avec une vision passablement caricaturale des hommes et des femmes, ça c’est sûr.

Par contre, toutes considérations sentimentales mises à part, il est vrai qu’en rompant, le jeune homme est susceptible de faire plus de mal à la réputation de sa fiancée qu’à la sienne. S’il ne donne pas de raisons claires et logiques à son désistement, ce sera le top départ pour les ragots : on pourrait soupçonner qu’il a découvert à propos de sa fiancée un comportement inapproprié (typiquement : elle badine avec d’autres hommes, ou pire : elle n’est plus vierge ! horreur !), ou bien on pourrait penser que le jeune homme a réussi à coucher lui-même avec sa fiancée, et donc à la déflorer, auquel cas elle vient de perdre en « valeur » sur le marché matrimonial… Il a littéralement abîmé la marchandise, et elle aura du mal à s’en remettre et à trouver un autre homme qui veuille l’épouser. Car qui voudrait d’une pomme dans laquelle quelqu’un d’autre a déjà croqué, n’est-ce pas ?

Mais alors… n’y aurait-il pas moyen pour elle de se faire dédommager ?

La lettre interceptée, par William Powell Frith (1901). Si on imagine que ces deux-là sont fiancés et que le jeune homme a découvert une lettre compromettante, sa promise peut s’attendre à ce que leurs fiançailles soient annulées.

L’argent de la couronne

Aïe aïe aïe, cette traduction est vraiment moche… 😉

Mais puisqu’on parle d’un homme qui aurait abîmé la réputation de sa fiancée aux yeux du monde et lui aurait fait perdre des chances de faire plus tard un bon mariage avec un autre, parlons un peu du concept allemand appelé Kranzgeld, qui se traduit en anglais par wreath money, et en français par « l’argent de la couronne ».

Victoria dans sa robe de mariée, avec sa couronne de fleurs.

Cela fait référence à la couronne de fleurs que les fiancées allemandes portaient traditionnellement le jour de leur mariage. Souvenez-vous, on a parlé ici de la robe de la reine Victoria qui, en en 1840, a choqué tout le monde parce qu’elle s’est mariée en blanc – une couleur inhabituelle à cette époque – et avec une couronne de fleurs sur la tête au lieu d’une couronne de pierres précieuses. Je me demande maintenant si, en fait, cette couronne de fleurs blanches n’a pas été choisie pour faire honneur aux origines allemandes de son époux, le prince Albert (une hypothèse toute personnelle, je n’ai rien pour confirmer).

Tout comme les mariées de l’époque romaine qui portaient une couronne de fleurs d’oranger, les mariées allemandes portaient une couronne de fleurs de myrte représentant leur virginité. Et si jamais la mariée n’était officiellement plus vierge ? Elle portait une couronne de… paille. Ah, c’est moins joli, c’est sûr, et merci pour le symbole…

C’est pourquoi, le Kranzgeld, soit « l’argent de la couronne », désignait la compensation financière qu’une fiancée pouvait réclamer à son ex-amoureux, dans le cas où il l’aurait déflorée avant le mariage et aurait ensuite renoncé à l’épouser, afin de la dédommager du préjudice qu’elle a subi et qui lui donnera de la difficulté à trouver un autre mari.

Étonnant ? Pas tellement. En réalité, ce concept est apparu à la fin du XIXe dans la législation de nombreux autres pays comme le Royaume-Uni, le Canada, divers états américains, certains pays d’Asie… Cela permettait – au moins sur un plan théorique – à des femmes flouées de porter plainte contre leur ex-fiancé qui aurait brisé sa promesse de les épouser, mais allez savoir comment les tribunaux tranchaient vraiment de telles affaires. De nos jours, la plupart de ces lois ont été abolies, les juges préférant ne pas s’immiscer dans les conflits personnels de ce type.


En conclusion

Vous comprenez, maintenant, pourquoi tant de romans racontent des histoires de fiançailles tenues secrètes ? Tant que les deux amoureux ne se sont engagés que l’un vis à vis de l’autre et que ça ne laisse aucune trace, il est possible de rompre facilement, car ce ne sont que des paroles en l’air.

En revanche, dès que les fiançailles étaient annoncées auprès de la famille, des proches, du village, et que les bans étaient publiés, la machine se mettait en marche et c’était nettement plus difficile de l’arrêter sans perdre la face. Je repense par exemple au mariage raté d’Edith dans la série Downton Abbey. Le fait que Sir Anthony ait changé d’avis à la dernière minute est une humiliation publique pour elle, mais la réputation d’Edith n’est pas entachée car la question de leur différence d’âge semble suffire à justifier ce revirement. Cela dit, bien qu’on n’entende plus parler de ce personnage par la suite, c’est forcément une grande honte pour Sir Anthony et c’est sa réputation à lui qui a dû en souffrir.

AU FAIT… si vous voulez en apprendre plus sur les lois britanniques du XIXe à propos du mariage et du divorce, j’ai une série d’articles sur le sujet que vous trouverez ici. Bonne lecture ! 🙂

SOURCES :
The Etiquette of Broken Betrothals: Victorian Advice on Ending an Engagement
19th Century Marriage Manuals: Advice for Young Wives
Wikipedia - Breach of promise
Wikipedia - Heart balm (german law)
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