Belle Époque,  Époque victorienne

Les Quarante Éléphants : quand un gang de femmes terrorisait Londres

Il y a quelques temps, j’ai relu Au Bonheur des Dames, le roman d’Émile Zola, où un personnage de bourgeoise bien sous tous rapports se retrouve à dérober de la marchandise dans le magasin, en se servant de sa longue robe pour tout cacher.

Ça m’a fait penser aux Forty Elephants (« Les Quarante Éléphants »), un nom curieux qui désigne une bande organisée composée uniquement de femmes, dont le truc était de dévaliser les grands magasins de Londres à l’époque victorienne, puis édouardienne.


Des voleuses aux allures de bourgeoises

The Forty Elephants

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les grandes capitales occidentales subissent les crimes de divers gangs et mafias qui se répartissent des territoires, puis s’allient ou se combattent pour prospérer chacun à leur façon. Londres ne fait évidemment pas exception, et c’est au sud de la Tamise, dans le district pauvre de Southwark, qu’apparaissent nos voleuses, plus précisément autour d’un carrefour important où se trouvait à l’époque l’auberge Elephant & Castle (« L’Éléphant et le Château ») qui donnait son nom au quartier. De là viendrait leur nom, à moins que ce ne soit aussi le fait que lorsque ces femmes ressortaient des magasins en emportant sous leurs vêtements tout ce qu’elles avaient volé, ça les grossissait et les alourdissait, ce qui fait qu’elles en plaisantaient et s’appelaient entre elles des « éléphants ».

On sait de source sûre que les Quarante Éléphants ont été en activité au moins entre 1873 et les années 1950, mais il est aussi possible qu’elles aient existé avant, peut-être bien depuis la fin du XVIIIe.

Une voleuse à l’étalage, par James McCabe Jr. (1872)

Des méthodes bien rodées

Au tournant du XXe, le quartier de Southwark s’est beaucoup enrichi et développé, et on a vu y fleurir des dizaines de magasins. Mais les Quarante Éléphants ne volaient pas là où elles vivaient : pour commettre leurs méfaits, elles se rendaient plutôt dans les quartiers huppés de l’ouest de Londres, par exemple Soho ou Mayfair, dans des magasins comme Harrods ou Selfridge.

Vêtues en riches bourgeoises, avec fourrures, grands chapeaux et voitures avec chauffeur, elles n’éveillaient pas les soupçons lorsqu’elles se présentaient à plusieurs dans un grand magasin, comme pour une virée shopping entre copines. Sauf que sous leurs chapeaux, jupes, manteaux ou bloomers (voyez ici), elles cousaient des poches et des cachettes où elles pouvaient, en quelques instants, glisser pour plusieurs milliers de livres sterling de bijoux et autres objets précieux, puis sortir sans se faire détecter. Rappelons qu’on est à une époque de grande déférence et de respect des convenances, en particulier envers les dames : les vendeurs et vendeuses sont au service des clientes, et lorsque l’une d’elles souhaite faire déballer des tas de boîtes de marchandises ou essayer des tas de vêtements, on lui laisse toujours beaucoup d’espace et d’intimité. De plus, ces belles dames élégantes affichent toutes les apparences de la richesse, il n’y a donc pas lieu de penser qu’elles n’auront pas les moyens – ni l’intention ! – de payer leurs achats.

L’un des critères pour entrer dans le gang est donc justement d’avoir une apparence, une démarche et des manières élégantes et raffinées, afin de pouvoir se faire passer pour une femme de la classe supérieure. Un journaliste de l’époque les a d’ailleurs décrites comme « les aristocrates du crime ». Après, c’est le coup classique : pendant que l’une joue la cliente difficile qui accapare les vendeurs, voire qui fait un scandale dans le magasin pour détourner l’attention, ses complices subtilisent des bijoux, accessoires et vêtements de luxe. Elles pouvaient voler des manteaux de fourrure entiers en les glissant sous leurs robes, et même utiliser un faux bras pour donner l’impression que la dame a la main tranquillement posée sur le comptoir, alors qu’en réalité elle chaparde des trucs par en-dessous ! Elles pouvaient aussi se rendre dans une bijouterie et dérober un collier précieux en laissant à sa place une copie, ce qui fait qu’elles étaient loin quand le bijoutier se rendait compte du subterfuge. Et en fonction du type de magasin qu’elles attaquaient, elles s’y prenaient à deux ou trois, ou alors elles étaient beaucoup plus nombreuses, ce qui fait que si jamais elles étaient découvertes, elles s’enfuyaient comme des moineaux dans toutes les directions et les vendeurs étaient incapables de les arrêter.

Autant dire qu’elles ont longtemps fait le désespoir de la police et des commerçants…

Jour des dames au club, par Gordon Grant (1910). Le titre est humoristique, car si la scène montre un club de gentlemans (on en a déjà parlé ici) où on aurait exceptionnellement invité d’élégantes dames à passer la journée, ces dernières sont littéralement en train de dévaliser l’endroit en cachant tous les objets précieux dans leurs sacs ou leurs manches.

La règle d’or à respecter

Pour ne pas risquer de se faire prendre en flagrant délit avec le butin sur elles, elles le transfèrent à des complices dès qu’elles mettent un pied hors du magasin, ou bien elles le laissent dans des valises à la consigne lorsqu’elles prennent le train. Le but est de s’en défaire au plus vite pour ne pas laisser de traces. Elles ne gardent donc jamais pour elles les vêtements ou bijoux qu’elles ont volés, mais elles les revendent à des commerçants ou des prêteurs sur gages peu regardants (les policiers ne parviendront d’ailleurs jamais à remettre la main sur les marchandises volées).

C’est avec l’argent ainsi récolté qu’elles s’achèteront ensuite des tenues élégantes (notamment celles qui les feront passer pour de riches clientes lors de leur prochain larcin), feront la fête et mèneront la belle vie.

La violence autant que nécessaire

Elles sont peut-être des femmes, elles n’en sont pas moins des gangsters. Si elles sont les pros du vol à l’étalage, qui, en soi, ne nécessite pas de violence particulière, elles n’hésitent pas à se battre physiquement pour se faire respecter.

Dans les années 1920, par exemple, alors qu’elles étaient au plus fort de leur activité et de leur influence, les autres malfrats voulant exercer sur leur territoire devaient leur verser un tribut, et gare à celui qui ne respectait pas leur accord, car elles pouvaient le séquestrer et le rouer de coups pour lui faire comprendre la leçon. La violence ne leur fait vraiment pas peur ! Elles savent attaquer avec leurs poings nus, ou bien utilisent des couteaux, des lames de rasoir dans un mouchoir (on est à la même époque que les célèbres Peaky Blinders qui cachaient une lame dans leur casquette) ou encore des épingles à chapeaux (dont on a déjà vu ici que ça pouvait faire une arme tout à fait décente).

La presse dit aussi qu’elles ne reculent pas devant le meurtre. Je ne sais pas si c’est vrai, et quoi qu’il en soit je n’ai pas l’impression qu’elles attaquaient au corps à corps pour voler, mais qu’il s’agissait plutôt de règlements de comptes entre malfrats. Toujours est-il que la violence fait partie intégrante de la vie au sein du gang.

La diversification au fil du temps

Les Quarante Éléphants ont régné longtemps sur leur territoire, mais comme les choses ont changé avec les années qui passent et la société qui évolue, il leur a fallu s’adapter et diversifier leurs activités criminelles. Dans les années 1920, elles pouvaient par exemple s’en prendre non plus à des magasins, mais carrément à des entrepôts, et elles se déplaçaient hors de Londres dans de grosses voitures puissantes pour échapper ensuite aux poursuites policières.

Elles ont également eu l’idée de se faire embaucher comme domestiques chez de riches familles, à l’aide de lettres de recommandation complètement bidons, pour qu’une fois à l’intérieur, après avoir gagné la confiance de leurs maîtres, elles puissent repérer les objets précieux et organiser un vaste cambriolage avant de se faire la malle.


Alice Diamond, la reine des Quarante Éléphants

Qui dit « organisation criminelle » dit forcément « leader ». Les Quarante Éléphants avaient toujours une cheffe – mais pas toujours la même, bien sûr, puisque le gang a opéré pendant des décennies. Elles ont par exemple été dirigées vers 1870 par une certaine Mary Carr (ou Mary Crane, ou encore Polly Carr, car elles utilisaient beaucoup de pseudos), ou bien pendant et après les guerres mondiales par Maggie Hill, Gertrude Scully, Lilian Kendall, Shirley Pitts…

Parmi ces différentes cheffes, la plus célèbre a été Alice Diamond, aussi appelée Diamond Annie, dans les années 1920. Elle a pris la tête du gang alors qu’elle n’avait que 20 ans, et a su coordonner ses activités pour le faire passer à un niveau supérieur en terme d’ampleur et de nombre d’attaques. Diamond (« Diamant ») était le véritable nom de son père, mais elle a surtout gagné ce surnom parce qu’elle portait des bagues à tous les doigts, sur ses deux mains, et qu’elle les utilisait en guise de coup de poing américain pour faire de plus gros dégâts lorsqu’elle frappait quelqu’un. Elle était tellement douée pour chaparder discrètement que lors d’un interrogatoire de police où on la soupçonnait d’avoir volé un bijou, elle est parvenue à glisser le bijou en question dans la poche du policier sans qu’il ne s’en rende compte ! Tout ça couplé au fait qu’elle était physiquement plus grande que la plupart des hommes de l’époque, nul doute qu’elle devait imposer le respect…

Alice Diamond (vers 1920)

Elle faisait entre 1m72 et 1m75, ce qui n’est pas si dingue de nos jours (c’est ma taille à moi, d’ailleurs 😉 ), mais c’était suffisant pour que la presse française de l’époque la qualifie de « femme géante » ! Oui, oui ! Voyez plutôt !

Extrait du journal français Comœdia (22 mars 1926). Je l’ai tiré du site Retronews, et je vous conseille vivement d’aller y faire un tour pour lire d’autres extraits de la presse de l’époque au sujet des Quarante Éléphants, c’est super intéressant !

En conclusion

Même si l’extrait ci-dessus parle d’une arrestation majeure en 1926, ça n’a pas empêché le gang de continuer ses activités jusque dans les années 1950. En réalité, la majorité des femmes qui en faisaient partie ont fait de la prison à un moment ou un autre (pas forcément pour des vols, d’ailleurs, parfois c’était pour des esclandres et des conflits avec les autres gangsters), sans que ça ne les empêche de retourner dans le gang et de recommencer à voler dès leur sortie.

De toute façon, lorsqu’une des femmes partait passer quelques temps à l’ombre, elle était bien vite remplacée. La particularité de ce gang, c’est qu’il n’était pas lié autour d’un seul leader charismatique ou d’un noyau dur de membres en place depuis longtemps, mais qu’il se reformait et s’adaptait en permanence. C’est ce qui a fait qu’au final, les Quarante Éléphants ont pu exister pendant près d’un siècle, voire plus. Impressionnant, non ?

SOURCES :
Wikipedia - Forty Elephants
Diamond Annie And The Forty Elephants Tormented London With Their All-Female Gang
YouTube - Diamond Annie and the Forty Elephants - The All-Female Gang That Terrorized London
Alice Diamond and The Forty Elephants – the all-female criminal gang which caused waves on both sides of the Atlantic
The Forty Elephants
Les 40 éléphants, gang féminin
Retronews : Les Quarante Eléphants, histoire d’un gang de femmes
Wikipedia - Elephant & Castle
Wikipedia - Alice Diamond
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