Le délicat commerce du lait
Il y a un certain temps, on a parlé (ici) de la dairy-maid, cette domestique « crémière » dont le travail est de fabriquer à longueur de journée de la crème, du beurre et du fromage pour les besoins quotidiens d’une maison. Mais avant d’en arriver là, encore faut-il acheminer le lait depuis la vache vivant dans sa ferme jusqu’à ladite maison, chose qui se complique au fil du XIXe siècle avec l’industrialisation et l’expansion des villes qui fait que la distance entre une ferme à la campagne et une maison en centre-ville se creuse toujours plus.
Et qui dit « plus longue distance » dit « plus long temps de transport »… et plus de possibilité que le lait soit gâté en cours de route. Le commerce d’un produit aussi fragile était donc une belle occasion de faire n’importe quoi, et vous verrez que certains ne s’en sont pas privés.
Le travail d’une laitière
Pour des questions de facilité, je vais plutôt parler de laitière que de laitier. Ne me tombez pas dessus, c’est un parti pris ! 😉 Des hommes laitiers, il y en avait aussi, c’est juste que, traditionnellement, la traite était plus souvent réservée aux femmes (les fermières avaient la gestion de la basse-cour et du bétail de proximité – quelques vaches et chèvres – pendant que leurs hommes étaient au travail dans les champs ou auprès des grands troupeaux). C’était un moyen pour elles de se faire quelques sous en revendant leur production, ce qui fait qu’avant l’industrialisation et la production massive de lait, on parle plutôt de petits business tenus par des femmes, qui faisaient à la fois la traite et la livraison chez leurs clients.
Portrait
Je vis une grande et gracieuse femme traverser la route en face de moi, marchant entre ses deux bidons de lait. C’était Kate O’Cagnay, la reine des laitières de Londres. Elle n’a pas tellement changé, bien que le doux teint de son beau visage, tel que je le vois aujourd’hui, ait viré à un brun battu par les éléments, et bien que les courbes pleines de sa somptueuse silhouette se soient affinées en des lignes puissantes. Cela n’aurait pas été le cas si elle avait été une lady, une de ces beautés préservées que l’on trouve dans ce quartier de Mayfair qu’elle traverse chaque jour. C’est un contraste rustique, mais il nous fait bien travailler, nous-autres. Kate a aujourd’hui 27 ans, cela fait neuf longues années qu’elle fait sa tournée chaque jour, transportant à travers les rues de Londres son joug et ses 45 litres de lait, par tous les temps, qu’il pleuve ou qu’il vente […], sans jamais utiliser de parapluie et sans jamais être malade.
Extrait du journal du chroniqueur anglais Arthur Munby (20 juillet 1867), cité dans le livre Victorian working women
Jettant un regard à ses larges mains, plus rouges que jamais, je vis avec surprise qu’elle ne portait aucune alliance. « Hé bien, Kate ! […] Vous ne vous êtes donc pas mariée, finalement ? ». « Non, Monsieur », répondit-elle avec un petit sourire un peu honteux et en baissant les yeux. S’arrêter pour parler à une laitière au milieu de Grosvenor Square était une épreuve de courage à laquelle je m’étais préparé, mais cela aurait pu compromettre la réputation sans tache de la pauvre Kate, aussi, après une ou deux questions pour prendre de ses nouvelles, que je fis – vil subterfuge ! – sans la regarder, et auxquelles elle répondit de derrière, je pris congé, et Kate poursuivit son chemin en direction de la maison de Lord Tom Noddy.
Le transport
Pendant tout le XIXe, le lait est transporté non pas en portions individuelles, mais dans de grands contenants où chaque client viendra ensuite puiser la quantité de lait dont il a besoin.
On voit donc circuler dans les rues, chaque matin, des laitières qui ont trait leurs vaches à l’aube et qui viennent ensuite distribuer leur production en portant des seaux sur leurs épaules ou sur leur dos. Si la production est plus grande et/ou la distance à parcourir plus longue (et si la laitière en a les moyens), elle pourra charger ses bidons sur un âne, ou bien dans une petite carriole tirée par des chiens. Si on parle d’un business de taille encore plus conséquente, ça pourra être une charrette pleine avec un cheval ou une mule pour tirer tout ça, ou bien – plus tard – un camion motorisé.
Les risques sanitaires
Hygiène générale
Côté contenants, on trouve de tout, depuis le simple seau en bois jusqu’au bidon en métal. Côté hygiène, c’est tout aussi variable…
Pour commencer, on ne sait pas si la laitière a trait « proprement », c’est à dire en nettoyant son récipient, ses mains et les pis de sa vache, et en empêchant son chat ou son chien d’y mettre le museau. Ensuite, comme les seaux et bidons sont régulièrement ouverts pendant la tournée, pas toujours refermés hermétiquement, et le lait transvidé ici et là dans les récipients des clients, cela multiplie les occasions pour que des saletés se glissent dedans.
C’est bien pour ça que le pharmacien américain Henry Thatcher ouvre des yeux épouvantés le jour où il voit une petite fille faire tomber sa vieille poupée de chiffons toute sale dans un bidon de lait, que le laitier repêche ensuite sans s’émouvoir avant de poursuivre tranquilou sa tournée. Thatcher a alors l’idée de mettre le lait dans des bouteilles de verre, bien plus hygiéniques malgré le risque de bris pendant le transport.
Ça a l’air bête, mais cette « invention » n’arrive pas avant 1884, et l’usage de bouteilles en verre mettra encore du temps avant de se généraliser, donc en attendant, le lait arrivera aussi propre que les conditions de traite et de livraison le permettront, autant dire que c’est pas toujours gagné…
Contamination et pasteurisation
Je ne m’attarde pas trop sur les différentes maladies que les vaches pouvaient transmettre à travers leur lait, mais il est évident qu’il y en avait et que certaines étaient mortelles, comme la tuberculose bovine qui raflait les enfant en bas âge.
Et la pasteurisation, me direz-vous ? Hé bien, j’en avais déjà parlé ici, mais rappelons que Louis Pasteur, à l’origine, ne travaillait pas sur la conservation du lait mais sur celle du vin, et que s’il a bel et bien déposé son brevet de pasteurisation dès 1865, en réalité on n’a commencé à pasteuriser le lait qu’à la toute fin du XIXe siècle. Il a fallu ensuite attendre encore quelques années ou dizaines d’années pour que cette pratique se généralise vraiment.
Lait tourné
Quand bien même le lait qu’on achète serait propre et de bonne qualité, reste qu’on est à une époque où le temps de transport est plus lent et où la réfrigération n’est pas facile. Le lait pourrait avoir pris un petit coup de chaud pendant sa balade en carriole à chiens sous le soleil de l’été, ou rester un peu trop longtemps sur une étagère dans la cuisine. Si on ne le consomme pas rapidement après la traite, il va finir par tourner et Bébé fera la grimace quand on essayera de lui en faire boire.
Mais tout va bien ! Il y a des solutions !
Au Royaume-Uni, la célèbre Isabella Beeton, grande prêtresse de la gestion du foyer, conseillait aux ménagères des années 1860 de verser une larme de borax (un détergent) dans le lait qui aurait tourné, histoire de lui redonner bon goût. C’est sûr, ça fonctionne, dans la mesure où le côté alcalin du borax compense l’acidité du lait tourné, mais ça ne le rend pas plus frais, ni bon pour la santé pour autant.
Aux États-Unis, c’était pire : on y ajoutait du formaldéhyde. Si vous ne voyez pas bien ce que c’est, appelons-le par son petit nom : le formol… Oui, oui, celui-là même qu’on utilisait pour embaumer les morts et préserver des créatures bizarres dans des bocaux ! Le but était également de préserver le lait pour qu’il ne se détériore pas trop vite, et on faisait pareil avec la viande fraîche, au point que dans les années 1890, lorsque des scandales éclataient au sujet de produits trafiqués au formaldéhyde, on parlait de lait ou de viande « embaumés ». Humour…
Ma foi, c’est un fluide d’embaumement que vous mettez dans le lait. Je suppose que c’est parfait si le but est d’embaumer votre bébé.
John Newell Hurty, chef de la Santé Publique de l’Indiana puis des États-Unis, dans les années 1880 à 1920
Le scandale du « swill milk », à New York
Justement, des scandales à propos d’aliments toxiques responsables d’empoisonnements et de décès divers, on n’en manque pas au XIXe. J’en avais parlé ici à propos du pain coupé au plâtre ou à la sciure de bois, du plomb dans le fromage ou de la strychnine dans la bière, et j’y avais déjà abordé la question du lait parfumé au borax et de la transmission mortelle de la tuberculose bovine. La semaine dernière, on a également parlé du broxy, cette viande de boucherie provenant d’animaux morts de maladies (voyez ici), et côté lait, c’était pareil : on vendait parfois du lait issu de vaches malades, avec tous les pathogènes que ça implique.
C’est comme ça qu’à New York, dans les années 1850, éclate le grand scandale du swill milk. Le mot « swill » désigne la pâtée de céréales moulues et fermentées qui résulte de la production d’alcools de type bière ou whisky. Cette pâtée humide est donc un déchet issu des distilleries, mais comme elle contient encore des nutriments, on la donne à manger aux vaches – ça fait du grain pas cher, et puis ça débarrasse. Certains (notamment les propriétaires des distilleries eux-mêmes) ont alors l’idée d’installer des fermes laitières juste à côté des distilleries, où ils commencent à multiplier le nombre de vaches pour augmenter la production.
Sauf que… business is business. Non seulement on leur fait manger du vieux grain macéré qui les rend malades et leur pourrit les dents, mais en plus on les entasse par centaines dans des étables trop petites dont elles ne sortent jamais, où elles sont parfois même attachées dans des boxes, le tout dans des conditions d’hygiène catastrophiques et avec une tripotée de maladies bovines qui se répandent à travers le cheptel à vitesse grand V. Bref, une horreur.
Et ce n’est pas fini ! Non contents d’extraire de ces pauvres bêtes un lait à la qualité plus que douteuse au vu des maladies qu’elles portent et de la saleté dans laquelle elles vivent et sont traites, les producteurs le frelatent ! Ils y ajoutent de la farine, de l’amidon ou du plâtre de Paris pour le blanchir et l’épaissir, du sucre brûlé, des oeufs pas forcément frais, et d’autres ingrédients qui ne coûtent rien et font illusion.
Le « swill milk » – ce liquide bleuâtre composé de vrai lait, de pus et d’eau sale, qui, lorsqu’on le laisse décanter, génère un dépôt jaune-brun, et qui est produit dans les étables attachées aux grandes distilleries pour exploiter les déchets de la distillation à travers les pis de vaches mourantes et les mains sales de ceux qui les traient – est enfin devenu intolérable à la société civilisée, qui en demande expressément l’abolition. La raison pour laquelle sa vente a été permise pendant si longtemps est un grand mystère sur lequel nous devons méditer.
Extrait d’un article du New York Times (13 mai 1858). Si vous lisez l’anglais, vous trouverez l’article complet dans les archives du New York Times : c’est effrayant !
En effet, ce lait a été commercialisé pendant de longues années (et par différentes distilleries) avant que le scandale n’éclate au grand jour, après que l’Académie de Médecine de New York ait constaté une hausse anormale de décès parmi les enfants qui en avaient bu, puis qu’un premier article ne paraisse en 1858 dans le Frank Leslies’ Illustrated Newspaper pour dénoncer la situation. La suite, c’est un combat virulent entre l’opinion publique et les lobbies de la distillerie-laiterie, jusqu’à ce que les premières règlementations et mesures sanitaires pour encadrer la production du lait n’apparaissent enfin vers 1862. Le lobby du lait a alors changé son fusil d’épaule et fait beaucoup d’efforts dans les décennies suivantes pour rétablir la confiance des consommateurs envers ce produit, jusqu’à ce qu’enfin la pasteurisation – mise en place en Europe à la toute fin du XIXe, disions-nous – ne se généralise aussi aux États-Unis dans les années 1930.
En conclusion
On pourrait tenter de se rassurer en ce disant que ce lait contaminé ne finissait pas toujours dans le gosier des bébés, puisqu’une partie était utilisée pour fabriquer de la crème, du beurre et du fromage. Mais quand on vivait en ville, il devenait beaucoup plus facile d’acheter ces produits-là plutôt que de se casser la tête à les faire soi-même, et j’ai tendance à penser que si une ménagère essayait de faire du beurre avec un lait fourré au plâtre de Paris, elle pouvait peut-être se faire avoir une fois, mais sûrement pas deux. Pour que le commerce d’un lait aussi dégueulasse que le swill milk new-yorkais perdure pendant des années, c’est probablement que le lait cru qu’on achetait était en effet plutôt destiné à être bu, plutôt que transformé en crème/beurre/fromage. Les enfants étaient donc en première ligne pour en subir les conséquences. Pour aller encore un peu plus loin à ce sujet, je vous renvoie à l’article sur les biberons, ici, où vous verrez qu’ils pouvaient aussi être empoisonnés à cause de biberons mal lavés et des bactéries qui s’y développaient.
Décidément, on comprend mieux qu’entre ce lait empoisonné de 1000 façons et les autres maladies ou mauvais soins qui les guettaient, un quart des gamins ne survivaient pas à leur enfance…
SOURCES : Livre - Victorian Working Women, portraits from life, par Michael Hiley (1980) Postdam Public Museum - Thatcher's Milk Bottle The 19th-Century Fight Against Bacteria-Ridden Milk Preserved With Embalming Fluid How did milk become a staple food The Surprising History of Milk Victorian London - Professions and Trades - Food and Drink - Milk-Women Wikipedia - Swill milk scandal New York Times - May 13th, 1858 - How we poison our children