Époque victorienne

Charles Knowlton et le scandale autour de la contraception

Puisque j’évoquais rapidement le sujet de la contraception la semaine dernière, dans la conclusion de l’article sur les cigognes apportant les bébés (voyez ici), j’ai eu envie de creuser un peu ledit sujet…

The physiologist, par Becklard, dont j’avais parlé ici.


Charles Knowlton et son pamphlet en faveur du contrôle des naissances

Charles Knowlton

Charles Knowlton n’était pas seulement bel homme (sérieusement, vous avez vu cette photo ! On dirait un acteur américain ! 😉 ), c’était aussi – et surtout – un médecin né dans la région de Boston en 1800, doublé d’un auteur.

Déjà, en 1829, il couche par écrit des idées un peu révolutionnaires pour son temps. Ça montre que quand la science commence à se fritter un peu avec la religion, lui est clairement du côté de la science, du matérialisme et des choses tangibles de la vraie vie.

Mais c’est en 1832 qu’il fait véritablement scandale, en publiant un petit essai d’une quarantaine de pages qu’il distribue à ses patients et qu’il intitule Les fruits de la philosophie, ou le compagnon intime des jeunes mariés. Il s’agit tout simplement d’un manuel d’éducation sexuelle adressé aux couples afin qu’ils vivent une sexualité épanouie et, surtout, qu’ils puissent décider du nombre de grossesses qu’ils souhaitent pour leur famille.

Alors qu’autour de lui on a plutôt tendance à considérer qu’on aura autant d’enfants que Dieu voudra bien nous en donner, Knowlton se place en promoteur du contrôle des naissances. Pas pour empêcher les gens d’avoir des enfants, juste pour leur éviter d’en faire à tort et à travers.

Ce petit bouquin est carrément passionnant et donne une bonne idée de l’état des connaissances sur la sexualité et la procréation à cette époque-là, alors je vous en ai traduit quelques extraits…


Se préoccuper de la surpopulation à venir

D’un point de vue politique. — Si la population mondiale n’est pas freinée par quelque grande calamité physique […] ou par quelque contrainte morale, le temps viendra où la terre ne pourra plus subvenir aux besoins de ses habitants. Sans restriction, la population humaine doublera trois fois en un siècle. Par conséquent, en calculant la population actuelle de la Terre à 100 millions d’habitants, nous ferions face au bout de 100 ans à 8 milliards d’habitants, au bout de 200 ans à 64 milliards, et au bout de 300 ans à 512 milliards.

[…] Il faut donc qu’il y ait un contrôle, sinon le temps viendra où des millions de personnes naîtront pour souffrir et périr des nécessités de la vie. À quelle inconcevable misère humaine un tel état de choses donnerait-il lieu ! Et faut-il dire que le vice, la guerre, la peste et la famine seront souhaitables pour l’empêcher ? Les amis de la tempérance et du bonheur domestique doivent-ils suspendre leurs efforts ? Les sociétés de paix doivent-elles inciter à la guerre et à l’effusion de sang ? Le médecin doit-il cesser de rechercher la nature de la contagion et les moyens de détruire son influence néfaste ? Celui qui tombe malade doit-il être considéré comme une victime et mourir pour le bien public, sans avoir le privilège de pouvoir se rétablir ?

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Pour info, la population actuelle mondiale est de 8 milliards d’habitants : ce que Knowlton prédisait en 100 ans, nous l’avons finalement atteint en 200 ans.

Au point de vue social. — N’est-il pas notoire que les familles de couple mariés s’agrandissent souvent au-delà de ce que dicte le respect des jeunes êtres venant au monde, ou le bonheur de ceux qui leur donnent naissance ? Dans combien de cas le père travailleur – et plus particulièrement la mère – d’une famille pauvre restent-ils esclaves toute leur vie, tirant sur la rame d’un travail incessant, travaillant pour vivre et vivant pour travailler ; alors que si leur progéniture avait été limitée à deux ou trois seulement, ils auraient pu jouir du confort et d’une richesse relative ? Combien de fois la mère, qui donne naissance chaque année à un enfant […], est-elle obligée de travailler dur, même dans les moments où la nature réclame impérieusement un certain soulagement aux corvées quotidiennes. Combien de fois le confort de cette mère, sa santé, et même sa vie, sont-ils ainsi sacrifiés ! Ou si les soins et le travail ont alourdi l’esprit et finalement brisé la santé du père, combien de fois la veuve se retrouve-t-elle incapable, même avec les intentions les plus vertueuses, d’empêcher sa progéniture orpheline de devenir des objets de charité dégradés ou de débaucher, adeptes du vice !

Ce n’est pas tout. De nombreuses femmes sont ainsi constituées qu’elles ne peuvent donner naissance à des enfants en bonne santé, ni parfois même à des enfants vivants. Est-il souhaitable et moral que de telles femmes tombent enceintes ? C’est pourtant continuellement le cas. Il y en a d’autres qui ne devraient jamais devenir parents ; car s’ils le font, c’est seulement pour transmettre à leurs descendants de graves maladies héréditaires, qui font de ces derniers de simples sujets de misère tout au long de leur existence maladive. Pourtant, ces femmes ne mènent pas une vie de célibat : elles se marient, elles deviennent mères et, ce faisant, la somme de la misère humaine s’accroît.

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L’état des connaissances scientifiques sur la reproduction humaine en 1830

La fertilité des femmes

Il y a deux particularités de l’espèce humaine concernant la conception, que je remarquerai. Premièrement, et contrairement aux autres animaux, ils sont susceptibles […] de concevoir à toutes les saisons de l’année. Deuxièmement, une femme conçoit rarement, voire jamais, avant d’avoir eu plusieurs relations sexuelles ; et un coït sur cinquante ne provoque pas non de conception dans l’état matrimonial où l’époux et l’épouse vivent ensemble sans interruption. Les femmes publiques conçoivent rarement, probablement à cause d’un état d’affaiblissement du système génital, induit par des rapports sexuels trop fréquents et promiscuités.

Une femme a plus de chances de concevoir :
1. lorsqu’elle est en bonne santé
2. entre vingt-six et trente ans
3. après qu’elle ait été privée pendant un certain temps des rapports sexuels dont elle jouissait auparavant
4. peu après un cycle menstruel

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Bon… On dirait que Knowlton sort des chiffres de son chapeau. N’empêche que dans les années 1830, on ne sait pas encore identifier le moment de l’ovulation, on ne fait que constater qu’une femme est fertile peu après la fin de ses règles. Quant aux prostituées, Knowlton n’aborde pas la question – délicate – des avortements ou des maladies vénériennes qui peuvent les rendre stériles, ni du fait qu’elles utilisent des contraceptifs (voir ici).

La mystérieuse fécondation

Il est universellement reconnu que quelque temps après un coït fécond, une vésicule (deux en cas de jumeaux) issue de l’un ou de l’autre ovaire devient si grosse qu’elle jaillit de l’ovaire et prend le nom d’ovule ; et qu’elle est […] ensuite conduite lentement le long de la trompe de Fallope dans l’utérus, à la surface interne duquel elle se fixe. De là, elle se développe en un fœtus qui sera mis au monde vers quarante-deux semaines.

Mais une grande question est de savoir comment le sperme agit en provoquant l’agrandissement de la vésicule, si le sperme lui-même ou l’un de ses fragments atteint l’ovaire et, dans l’affirmative, de quelle manière il y est acheminé. On a longtemps cru que le sperme était éjecté dans l’utérus lors de l’acte du coït ; et qu’ensuite, par un moyen inconnu, il se fraye un chemin dans et le long des trompes de Fallope jusqu’à l’ovaire. Mais il y a plusieurs faits qui pèsent lourdement contre cette opinion…

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Knowlton décrit alors la difficulté qu’a l’urètre masculin d’entrer en contact direct avec l’entrée de l’utérus (beaucoup trop étroite, mal alignée, etc) pour y injecter le sperme, et parle de cas où une pénétration incomplète a tout de même abouti à une grossesse. À cette époque, ça fait longtemps qu’on a observé du sperme au microscope et qu’on sait qu’il contient des petits trucs qui bougent, mais on ne parvient pas encore à imaginer qu’ils puissent se déplacer le long des parois vaginales et utérines, et parcourir seuls la distance qui les sépare de l’ovule à féconder.


Les conseils du Dr. Knowlton

Pour tomber enceinte si on a du mal à concevoir

Knowlton commence par expliquer qu’il faut avant tout que la femme ait un cycle menstruel régulier. Si ce n’est pas le cas, il faut revigorer tout le corps, et pour cela il recommande de :

  • faire de l’exercice en plein air
  • manger des aliments nourrissants et faciles à digérer
  • porter une tenue vestimentaire suffisante, en particulier en flanelle (pourquoi ? mystère ! 😉 )
  • observer une stricte modération en toutes choses
  • avaler 3 fois par jour quelques écailles tombée de l’enclume d’un forgeron, ou bien de la limaille d’acier, à boire dans un peu du vieux cidre ou de vin (je suppose qu’il veut supplémenter en fer des femmes potentiellement anémiées)
  • favoriser un bon transit intestinal en prenant des laxatifs (ça, c’est un grand truc, au XIXe, je vous avais d’ailleurs parlé de la très marrante et carrément dégueu « pilule éternelle », ici)

Une fois que le corps a retrouvé sa vigueur générale, on peut s’appliquer à « sortir les organes génitaux de leur torpeur ». Aux femmes, mais aussi aux hommes qui auraient de la difficulté avec leur érection ou leur fertilité, Knowlton conseille… le piment de Cayenne (tiens, on en avait parlé ici, déjà) ! Mais à raison de 1 à 2 cuillères à thé par jour, ça fait chaud quand même, non ?! Sinon, il suggère la résine de gaïac, déjà utilisée comme anti-syphillitique et stimulant, ou encore la cantharidine, supposément aphrodisiaque, des produits qu’on trouvait couramment chez les apothicaires (à ce sujet, voyez ici).

Pour éviter les grossesses

Knowlton commence par évoquer les différentes méthodes dont j’ai déjà parlé ici. Il rappelle que même si la méthode du retrait est largement pratiquée, elle n’est en rien fiable à 100%.

Quant à la baudruche, qui consiste en une enveloppe faite d’une peau très délicate et utilisée par le partenaire masculin, elle n’est en aucun cas de nature à devenir d’usage général. Elle a été utilisée pour se protéger des affections syphilitiques.

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Il revient aussi sur les éponges vaginales, qui n’ont pas beaucoup d’effet si on les imbibe seulement d’eau. À la place, il propose plutôt sa méthode :

Cela consiste à injecter dans le vagin, immédiatement après le coït, une solution de sulfate de zinc, d’alun, de carbonate de potassium ou de tout sel qui agit chimiquement sur la semence de l’homme, et en même temps ne produit aucun effet défavorable sur la femme. Selon toute probabilité, un astringent végétal fonctionnerait également, comme une infusion d’écorce de chêne blanc, de feuilles de rose rouge, de galles de noix, etc. Un morceau de l’un ou l’autre des sels mentionnés ci-dessus, de la grosseur d’une châtaigne, peut être dissous dans une pinte d’eau, rendant la solution plus faible ou plus forte, afin de ne produire aucune irritation sur les parties sur lesquelles elle est appliquée. Une seringue pour femme […] peut être obtenue dans la boutique d’un apothicaire, pour un shilling ou moins. Si l’on préfère, le gros du sperme peut d’abord être délogé […] par une simple injection d’eau, après quoi une partie de la solution doit être injectée pour détruire les propriétés fécondantes de ce qui pourrait rester coincé entre les crêtes du vagin.

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… et c’est pour ce paragraphe-là que Knowlton va se faire clouer au pilori. Parce qu’il a OSÉ donner aux femmes une recette pour ne pas tomber enceintes.


En conclusion

Tout au long de son essai, Knowlton fait la promotion d’une bonne connaissance du corps humain et du fonctionnement des organes génitaux masculins et féminins (aux États-Unis, c’est d’ailleurs le premier écrit qui décrit en détail le système reproducteur féminin), et il explique que l’instinct sexuel est normal et sain, et qu’il ne faut pas chercher à le réprimer à tout prix. Il s’adresse aux couples mariés (donc légitimes), conseille ceux qui ont des problèmes de fertilité, et ne parle de contraception que dans le but d’espacer les naissances – pas de mettre fin à l’humanité… Bref, c’est de l’éducation sexuelle de base, pleine de bon sens et vouée à aider les couples à prendre des décisions éclairées.

Mais tout le monde n’est pas prêt à entendre ce discours. Choqué par ces propos, qu’il assimile à une invitation à la débauche et à l’infidélité, le pasteur de la ville où vivait Knowlton fait éclater le scandale et Knowlton se retrouve devant la justice. En faisant ça, ce pasteur a créé un bel effet Streisand, puisque le fait d’avoir rendu cette affaire publique a mené à une réimpression et une plus grande diffusion et visibilité du livre de Knowlton… C’est ballot, hein ! 😉

Alors, certes, Charles Knowlton a dû payer une amende et a même fait 3 mois de travaux forcés, et après lui il a fallu attendre encore un siècle avant que la contraception commence enfin à se normaliser, mais il en reste un des personnages fondateurs.

POUR ALLER PLUS LOIN, je vous renvoie aussi sur cet ancien article, ici, à propos d’un autre ouvrage publié en 1845 et parlant de sexualité et de contraception.

SOURCES :
Livre - Fruits of philosophy, or, The private companion of young married people, par Charles Knowlton (1845)
Wikipedia - Charles Knowlton
Charles Knowlton, the Father of American Birth Control
This Infamous 19th-Century Birth Control Pamphlet Got Its Writer Imprisoned
Wikipedia - Annie Besant
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