Les titres de courtoisie dans la noblesse britannique
Ça fait bien longtemps que je veux percer le mystère de ces fils d’aristocrates qui portent un titre de noblesse alors que leur père est toujours en vie (ce qui n’a aucun sens, avouons-le), et comme on en a reparlé récemment dans les commentaires de ce blog, je me suis enfin attaquée au sujet. J’ai trouvé des réponses qui m’ont laissée pour le moins dubitative, et je pense que vous le serez autant que moi ! 😉
Comme tout ça est inter-relié avec les autres articles que j’ai pu faire sur la noblesse, ses titres, ses héritages et ses appellations (voyez la liste ici), je vais répéter pas mal de choses.
ON VA PARLER DU SYSTÈME BRITANNIQUE UNIQUEMENT. Ceux qui suivent ce blog depuis longtemps savent que j’écris des romans autour du monde anglo-saxon, c’est ce qui m’intéresse et ce dont je parle le plus souvent. Si vous avez des questions sur le système français, je ne pourrai pas y répondre, je n’y connais strictement rien.
Plusieurs titres pour une seule personne
Reprenons les bases…
À la base, donc, voici comment se compose le nom complet d’un aristocrate britannique :
- un ou plusieurs prénoms, et un nom de famille (c’est son identité la plus élémentaire, comme pour n’importe quel individu inscrit à l’état civil)
- son rang dans la noblesse, c’est à dire duc, marquis, comte, vicomte ou baron (voyez ici pour tous les détails sur cette hiérarchie)
- le nom de la pairie correspondant à son titre (une pairie représente l’ensemble de droits et privilèges accordé à un noble, autrefois c’était en lien avec les terres sur lesquelles régnait ce noble au nom du roi)
- … et bien souvent, on précise aussi à quelle génération appartient cet aristocrate, pour savoir s’il est le premier à porter ce titre-là (ce qui signifierait que le titre a été créé exprès pour lui, en remerciement pour des services qu’il aurait rendu à la Couronne ou à la nation par exemple, et ça, c’est la classe !), ou bien s’il est le 2ème, 3ème, 6ème, 18ème, etc (ce qui donne une indication sur l’ancienneté du titre, et plus c’est ancien, plus c’est chic, car on aime les vieilles familles « de souche »).
C’est ainsi qu’on obtient par exemple : Robert Crawley, 7ème comte de Grantham (oh… un exemple pris comme ça, au hasard 😉 ). Parfois, ça semble plus confus quand le nom de famille et le nom de la pairie sont identiques, par exemple Charles Grey, 2ème comte Grey, mais quoiqu’il en soit ça restera deux noms distincts qui ne désignent pas la même chose.
Une transmission par primogéniture agnatique
Un titre de noblesse est créé par le souverain, sous la forme de lettres patentes où il indique sa volonté, c’est à dire la nature des privilèges octroyés et comment ces privilèges seront transmis aux générations suivantes.
En général, on transmet un titre de noblesse par primogéniture agnatique, c’est à dire uniquement au premier héritier mâle. Le plus souvent ce sera le fils aîné, ou s’il n’y en a pas ce sera le premier frère ou le premier neveu ou encore le premier cousin disponible.
Cette façon de faire est devenue la norme à partir de la Renaissance, autant dire que ça concerne l’immense majorité des titres de noblesse actuels. Mais auparavant, les habitudes étaient différentes, et il arrive que des titres anciens, créés à l’époque médiévale, obéissent plutôt à la primogéniture absolue (c’est le premier enfant qui hérite, qu’il soit garçon ou fille) ou encore à la primogéniture masculine (la première fille hérite lorsqu’il n’y a aucun garçon). Dans ce cas, il se peut qu’une femme hérite d’un titre de noblesse (j’en ai parlé en détails ici), mais ça reste rare puisqu’il faut à la fois que le titre soit assez vieux appliquer d’autres primogénitures que l’agnatique, et qu’ensuite elle ait la chance de rentrer dans les critères exigés en terme d’aînesse ou de seule fille sans frère. Quant au cas où l’on crée un titre exprès pour une femme, ça ne dure que le temps de sa vie à elle, puisque ce titre plus récent est soumis à la primogéniture agnatique et dès la génération suivante il repasse entre les mains d’un homme, premier héritier mâle.
NOTEZ QUE la Couronne britannique s’est longtemps transmise par primogéniture masculine, ce qui a permis à des reines comme Mary Tudor, Elizabeth I, Anne, Victoria ou Elizabeth II de monter sur le trône car elles n’avaient pas de frères. Cette règle a changé en 2013, puisqu’il a été décidé que la Couronne se transmettrait maintenant par primogéniture absolue : c’est donc l’aîné des enfants royaux qui héritera, quel que soit son genre.
Accumuler les titres
Tout ça pour dire qu’avec la primogéniture agnatique, le nombre d’héritiers potentiels est limité puisque ça se résume à « le fils aîné, toujours le fils aîné, et rien que le fils aîné ».
Ces petits chanceux de fils aînés ont ainsi plus de possibilités de cumuler les héritages, et c’est comme ça qu’un seul individu peut porter plusieurs titres de noblesse différents. Dans ce cas on le désignera couramment par son titre le plus élevé, et on ne déroulera la liste complète de tous ses titres que dans des cas exceptionnels, comme des cérémonies officielles.
De plus, comme un noble déjà titré peut parfaitement hériter d’un autre titre plusieurs fois au cours de sa vie (par exemple, il hérite d’abord de son père, et plus tard d’un oncle sans descendance dont il se trouve être le premier héritier mâle), et comme la Couronne peut aussi décider de lui créer un ou plusieurs nouveaux titres flambant neufs rien que pour lui (qui seront généralement plus prestigieux que celui ou ceux qu’il avait déjà), alors cette même personne va changer plusieurs fois d’appellation au cours de sa vie, en gardant toujours le même nom de famille mais en changeant le titre de noblesse par lequel on le désigne.
Un certain casse-tête pour respecter le protocole… 😉
Et les autres fils, alors ?
Si on a plusieurs titres de noblesse différents, on peut bien en donner aux fils cadets, non ?
Non. Un titre de noblesse est soumis aux critères déterminés par le souverain au moment où ce titre a été créé, ça ne relève donc jamais de la volonté personnelle de l’individu qui le porte. Ce n’est pas un patrimoine dont on peut disposer à sa guise en choisissant à qui on va léguer quoi. Alors, puisque l’immense majorité des titres obéit à la primogéniture agnatique, c’est le fils aîné qui récupèrera tout, et ses frangins n’auront rien, c’est comme ça.
Le titre de courtoisie
Donner un titre de noblesse au fils aîné ?
On y arrive enfin, à ce fils aîné. Appelons-le Fiston. Dans les films, séries ou romans historiques, vous avez peut-être déjà vu passer quelque chose du genre :
Je vous présente le duc de Machinchose, et son fils, le marquis de Trucbidule.
Si vous êtes comme moi, ça a dû vous interloquer :
Mais pourquoi donc donner un titre de noblesse à Fiston alors que Papa est toujours bien vivant ? Techniquement, Fiston n’est pas encore titré puisque qu’il n’a pas hérité !
Déjà, précisons que Fiston ne pourrait pas avoir hérité d’un titre de noblesse venu d’un parent éloigné (par exemple Tonton), car, justement, si Papa est vivant, alors c’est Papa qui se trouve être le premier héritier mâle disponible avant Fiston, donc c’est toujours lui qui héritera d’abord, et Fiston ne récupèrera le tout que plus tard, quand Papa aura passé l’arme à gauche. Dans ces histoires de transmission de titres, on ne choisit pas qui sera l’héritier et on ne saute pas une génération juste pour le plaisir, donc il s’agit pas de ça.
En réalité, voici ce qui se passe :
- ce n’est qu’un titre de courtoisie, qui montre l’origine noble de Fiston alors qu’il n’est pas encore titré lui-même. Ce titre n’a donc aucune véritable valeur et n’est relié à aucune pairie.
- on en donne uniquement à Fiston, fils aîné et héritier direct qui reprendra plus tard le titre de Papa, mais jamais aux fils cadets. On n’en donne pas non plus à un héritier indirect (frère, neveu ou cousin d’un noble qui n’a pas eu de fils).
- on n’en donne que dans le cas où Papa porte plusieurs titres de noblesse différents, et à condition qu’il soit au moins duc, marquis ou comte (on n’en donnera pas si Papa est seulement vicomte ou baron)
- un titre de courtoisie n’a aucune valeur légale, il n’est que décoratif. Dans des documents officiels, Fiston sera désigné par son véritable nom, et à la rigueur on ajoutera ensuite « communément appelé le marquis de Trucbidule », histoire d’être précis, mais c’est tout. De même, dans l’ordre de préséance appliqué à la Cour (voyez ici), Fiston sera placé selon son véritable statut (fils de Papa), et non pas selon son titre de courtoisie.
Respecter l’ordre d’importance des titres… ou pas
On aurait tendance à penser que si Papa est à la fois duc de Machin, comte de Bidule et baron Chose, alors Papa portera le titre de duc (puisque c’est le plus élevé) et Fiston portera le titre de comte puisque c’est le second plus élevé. Ça serait logique… mais non. Wikipédia nous dit gentiment que « c’est une histoire de tradition familiale », autrement dit, chacun fait comme ça lui tente. Parfois même, le titre de courtoisie est carrément INVENTÉ ! Pfou ! Comme ça ! Sorti de nulle part ! Tradition familiale, on vous dit ! 😉
Exemple :
- Papa est marquis de Londonberry + comte Vane + vicomte Castlereagh
- Fiston se fait appeler vicomte Castlereagh (alors que le titre de comte Vane serait plus prestigieux)
Autre exemple :
- Papa est duc de Buccleuch + duc de Queensberry + marquis de Dumfriesshire
- Fiston se fait appeler comte de Dalkeith ou encore Lord Eskdaill (qui ne correspondent à aucune pairie)
Bon, quand je dis que c’est un nom inventé et sorti de nulle part, j’exagère un peu… Fiston ne va pas se faire appeler Lord Voldemort juste pour rigoler. En général, le titre de courtoisie utilisé correspond à un nom représentatif des origines nobles de Fiston, comme son nom de famille, celui d’un de ses ancêtres prestigieux ou encore le nom des terres d’origine de la famille.
Autre cas : si Papa possède plusieurs titres à consonance similaire, alors Fiston prendra le prochain titre qui diffère vraiment, pour qu’on ne le confonde pas avec son père :
- Papa est duc de Westminster + marquis de Westminster + comte Grosvenor
- Fiston se fait appeler comte Grosvenor (s’il était marquis de Westminster, ça serait trop facile de le confondre avec son père le duc)
Et c’est pas encore fini ! Parce qu’on veut aussi éviter de confondre Fiston avec un autre noble :
- Papa est vicomte Castlereagh (soit le titre de courtoisie du fils aîné du marquis de Londonberry qu’on a vu dans le premier exemple)
- Fiston se fait appeler Lord Stewart (parce que c’est comme ça, tradition familiale…)
- … mais dans une autre famille, celle du comte Castle Stewart, le fils aîné se fait appeler Vicomte Stewart pour qu’on ne le confonde pas avec ce Lord Stewart
Ah là là, je ne sais pas pour vous, mais moi je commence à m’y perdre. Ça voudrait notamment dire que si Grand-Papa est encore vivant et qu’il est le vrai porteur du titre, alors Papa porte un titre de courtoisie et Fiston porte lui aussi un autre titre de courtoisie ?… C’est ce que j’ai compris, en tout cas !
L’héritage indirect d’un titre de noblesse
Dans le cas d’un homme qui hériterait d’un titre de façon indirecte (pas de son père, mais d’un parent plus éloigné), il arrive que l’on concède aux autres membres de sa famille de porter les mêmes titres de courtoisie que si cet héritage avait été direct.
Prenons l’exemple de la famille Ponsonby, barons de Mauley. Gerald était le 6ème baron et n’a pas eu de fils. À sa mort en 2002, son titre aurait dû revenir à son frère cadet Thomas, mais comme celui-ci était déjà décédé le titre alla au fils aîné de Thomas, Rupert, qui devint ainsi le 7ème baron de Mauley. Jusque-là, tout va bien. Mais il se trouve que Thomas avait un second fils, George. Normalement, le fils cadet d’un baron se fait appeler Honorable, sauf que ce n’était pas possible car le titre avait été hérité de l’oncle Gerald et non pas de leur père Thomas, donc si George était bien frère de baron, il n’était pas fils de baron… Il a fallu que les Ponsoby demandent à la reine Elizabeth II un mandat spécial pour que George soit tout de même autorisé à porter le titre L’Honorable George Ponsoby et disposer de la préséance dûe à ce rang.
Le diable est dans les détails, n’est-ce pas ! Et pour plus d’infos (et de maux de tête) sur les appellations et la préséance, je vous renvoie ici et ici.
En conclusion
Je n’ai pas fini d’explorer les conditions de transmission des titres de noblesse (a-t-on jamais vraiment fini, d’ailleurs ? on dirait un puits sans fond ! 😉 ), mais je vous réserve une suite la semaine prochaine.
On va notamment parler de comment un titre était créé, de comment le réclamer ou au contraire le refuser. Tout un programme !
SOURCES : Wikipedia - Courtesy titles in the United Kingdom Hyperleap, Courtesy titles in the United Kingdom British Titles of Nobility