Époque victorienne

L’étiquette lors d’un bal victorien

Il y a quelques semaines, quand on parlait du soi-disant langage de l’éventail (ici), vous avez été plusieurs à poser d’autres questions sur le carnet de bal, les danses, qui danse avec qui, combien de fois, etc.

Voyons ça un peu plus en détail…

(et comme il y a plusieurs aspects que j’ai déjà traités, comme le type de danses, le déroulement de la soirée, les vêtements, la différence entre bal public ou privé, etc, je vous renvoie vers tous les articles sur le thème Bal)


Quelques règles à respecter lors d’un bal

Danser avec tout le monde

Voilà probablement la règle la plus importante de toutes.

Le principe d’un bal, c’est que tout le monde doit danser. Un homme qui passerait la soirée à discuter avec ses amis sans jamais inviter une seule femme à danser serait mal considéré : à la longue, on finirait par ne plus l’inviter du tout. On veut qu’il y ait du roulement, que tout le monde parle et danse avec tout le monde, et il est du devoir de ces messieurs de s’assurer que toutes les femmes danseront suffisamment, même si le nombre de couples n’est pas équilibré. Ce serait impensable qu’un invité ou une invitée vienne au bal sans jamais avoir l’occasion de mettre une seule fois le pied sur la piste.

FAIRE TAPISSERIE : les danseuses sans cavaliers attendaient généralement debout le long du mur, dans l’espoir qu’un partenaire se présente pour les inviter. Elles ressemblaient alors à des personnages de tapisseries, d’où cette expression qui indique qu’elles se fondent littéralement dans le décor.

Le bal, par Charles Wilda (1906)
Le bal, par Charles Wilda (1906). La peinture date du début du XXe, mais les costumes des danseurs évoquent plutôt une scène des années 1830.

D’autres exemples de règles d’étiquette

  • Un homme ne demandera jamais directement à une inconnue de danser avec lui. Il doit auparavant lui être présenté par un tiers (on en avait parlé au sujet des cartes pour draguer dans les rue, ici, c’est une règle qui s’applique dans toutes les sphères de la vie sociale). Et attention, ce n’est pas parce que l’inconnue lui a été présentée et a accepté de danser une fois, que l’homme peut se permettre de lui redemander d’autres danses par la suite : ils ne sont pas encore assez « intimes » pour ça. C’est particulièrement vrai dans un bal public, où ces deux personnes ont peut-être été présentées pour danser, mais pour autant, si elles n’appartiennent pas au même cercle social, ça ne serait pas naturel qu’elles poursuivent/approfondissent cette relation.
  • Comme toujours, les hommes doivent faire preuve de la plus haute galanterie et être aux petits soins pour les dames tout au long de la soirée. La maîtresse de maison peut ainsi très bien demander à un homme de s’occuper d’une invitée qui se retrouve seule : ce dernier ne pourra pas refuser et devra emmener ladite dame boire un verre, se restaurer, danser, etc
  • Ne surtout pas oublier un engagement ! S’il a promis une danse à une dame, un homme a intérêt à respecter sa parole ! Elle, par contre, a le droit d’avoir un oubli… Quelles têtes de linotes, ces femmes, hein ! Mais justement, pour éviter ça, un homme prévoyant aura toujours un beau stylo dans la poche de son veston, pour permettre à sa partenaire d’écrire son nom dans son carnet de bal (je vous en parle plus bas), advenant qu’elle n’ait pas de crayon sur elle
  • Une femme peut difficilement refuser lorsqu’un homme lui demande de danser avec lui. Bien sûr, elle peut se désister poliment si jamais elle a déjà promis la danse à un autre. Mais si elle n’a pas de partenaire et qu’elle ne veut pas danser avec celui qui vient de lui demander, alors mieux vaut pour elle prétexter qu’elle est fatiguée et ne pas danser du tout pour cette fois (car il pourrait se vexer qu’elle lui dise non, et que, deux minutes après, elle accepte d’aller danser avec un autre).
  • Il est possible de se désister d’une danse à laquelle on s’était engagé, à condition bien sûr d’avoir une bonne raison et de s’en excuser auprès de son/sa partenaire. S’il s’agit d’une danse de groupe, comme le quadrille, il faut s’assurer de se trouver un/une remplaçant(e) pour ne pas pénaliser les autres
  • De la même manière qu’on n’éclate pas de rire dans une église, où on est supposé être digne et sérieux, on ne fait pas une tronche de six pieds de long lors d’un bal. Il faut se montrer joyeux et souriant, on est là pour s’amuser !
  • Après une danse, un cavalier ramène sa cavalière à sa chaise, mais il ne s’attarde pas pour lui faire la conversation pendant une éternité : il y a d’autres danseurs qui devraient se présenter pour elle, donc il faut laisser la place ! À l’inverse, un homme qui se montrerait inattentif et négligeant envers sa cavalière – trop pressé d’en changer, peut-être ? – serait perçu comme un malotru.
  • Comme tous les hommes sont vêtus de beaux costumes sombres, on fait attention de ne pas confondre un invité avec un domestique ! Le majordome, par exemple, qui passe la soirée à patrouiller dans la salle pour vérifier que tout se passe bien, porte souvent à sa boutonnière une fleur, une rosette ou un ruban de couleur pour qu’on le reconnaisse.
  • Contrairement à un dîner mondain, où les invités sont tenus d’arriver à l’heure demandée, lors d’un bal on peut arriver et repartir à l’heure que l’on souhaite. Les plus sages recommandent d’arriver tôt et de partir tôt, pour conserver un bon sommeil…
Un bal de chasse, par Julius Leblanc Stewart (1885)
Un bal de chasse, par Julius Leblanc Stewart (1885). Comme le titre l’indique, il s’agit d’un bal organisé pour fêter la fin d’une période de chasse, raison pour laquelle beaucoup de danseurs portent une veste rouge, qui est une couleur habituelle en Angleterre pour un costume de chasse. Sans cette soirée à thème, ils auraient tous porté un costume noir.

Le choix des partenaires

À l’époque victorienne, ce n’est pas « à la mode » de danser avec son époux ou sa femme. On exécute ensemble la première danse de la soirée, mais ensuite il faut changer de partenaire autant que possible et ne pas rester scotchés l’un à l’autre. Même chose pour les fiancés.

Un bal n’est pas l’endroit pour laisser les affinités personnelles entre les gens s’exprimer : on est en société, en quelque sorte « en public », alors il faut être sociable et interagir avec tout le monde, plutôt que s’arrêter sur une seule personne. Il est par exemple mal vu que deux individus se lancent dans une longue conversation en tête-à-tête lors d’une soirée comme celle-là.

Pour ceux qui cherchent à séduire une personne en particulier, il faut donc user de finesse et de subtilité. Non, un jeune homme ne va pas se précipiter dès le début sur la jeune fille qui lui a tapé dans l’oeil, et non, il ne va pas danser quatre danses d’affilée avec elle, ça serait très mal vu. Il va falloir trouver d’autres moyens pour faire comprendre à la personne qu’elle vous plaît et que vous recherchez sa compagnie.

Les saluts et révérences

On se salue toujours beaucoup, au XIXe, avec un salut de la tête pour Monsieur et une petite révérence pour Madame…

À l’époque de la Régence, les danseurs se saluent systématiquement au début et à la fin de chaque danse, mais au fil du temps cette habitude se perd, on finit par en avoir marre de se saluer constamment chaque fois qu’on se croise, c’est à dire toutes les dix minutes… À l’époque victorienne, on se salue au début et à la fin de la soirée, bien sûr, mais on ne le fait plus sur la piste. Une fois la danse terminée, le cavalier propose simplement son bras pour raccompagner sa danseuse à sa place, et voilà.

Pour ce qui est des maîtres de maison, dans le cas d’un bal privé organisé chez eux, ils se font un devoir de saluer personnellement tous les invités à leur arrivée (dans la mesure où il n’y a pas non plus 680 invités à accueillir, évidemment, et où ils arrivent à peu près en même temps). C’est surtout la maîtresse de maison qui est importante ici, car il s’agit de SA maison, c’est elle la reine du foyer, tandis que son mari et ses fils se tiennent pas loin et l’assistent. Par contre, si elle a des filles, il n’est pas jugé nécessaire que ces dernières se trouvent auprès de leur mère. Et au moment du départ, mieux vaut pour les invités s’éclipser discrètement pour éviter de créer un mouvement où tout le monde finirait par partir aussi, ce qui achèverait la soirée. On n’ira donc pas dire au revoir à la maîtresse de maison, par contre on pourra lui rendre une visite de courtoisie ou lui envoyer un petit mot le lendemain pour la remercier et la féliciter de sa soirée.


Le nombre et l’ordre des danses

Les invités connaissent la nature, l’ordre et le nombre de danses dès leur arrivée sur les lieux, grâce au programme qui leur est fourni par leur hôte. Au début du XIXe, on avait pour habitude d’ouvrir le bal avec un menuet, mais les goûts et les habitudes évoluent au fil du temps, et à la fin du siècle c’est plutôt un quadrille ou une valse qui lancent les festivités.

En moyenne, on parle de 18 à 20 danses par soirée, avec une bonne grosse pause en plein milieu (vers la dix ou douzième danse) pour servir le dîner et permettre aux danseurs de se reposer.

Programme de bal, Angleterre, 1866
Programme de bal, États-Unis, 1868
Programme de bal, Angleterre, 1887

Ça fait quand même beaucoup de danses, tout ça ! Et à moins d’être jeune et vigoureux, la plupart des invités seront trop fatigués, au bout d’un moment, pour les danser toutes. Il est d’ailleurs recommandé de prendre du repos en laissant parfois passer une danse ou deux avant de repartir sur la piste, pour éviter de se retrouver tout rouge, transpirant et soufflant comme un boeuf, ce qui serait désagréable et incommodant pour les autres invités.

Et cela dit, si, à la fin d’un bal, les danseurs sont toujours motivés et veulent continuer, les musiciens peuvent très bien improviser une danse ou deux supplémentaires.

Dîner au bal, par Edgard Degas (1879)
Dîner au bal, par Edgard Degas (1879)

Le carnet de bal

Comme il y a beaucoup de danses et que chacune d’entre elles devra être dansée avec un partenaire différent, il est tout naturel de chercher un pense-bête pour se rappeler à qui on a promis quoi.

Carnet de bal

Le carnet de bal existe depuis le XVIIIe siècle, mais c’est à partir des années 1820 qu’il commence à se répandre vraiment, en commençant par Vienne, puis Paris, puis les autres grandes villes d’Europe et d’Amérique du Nord. Typiquement, c’est un petit carton plié en deux, que l’organisateur du bal fournit à ses invités : à gauche se trouve la liste des danses, et à droite autant de lignes vides sur lesquelles inscrire le nom du partenaire. Le carton comporte le plus souvent un crayon, ainsi qu’un ruban pour que les danseuses le nouent à leur poignet ou à leur robe pour ne pas le perdre. C’est un truc de femmes : les hommes, eux, n’ont qu’à se débrouiller pour se souvenir du nom de leurs partenaires…

Éventail de papier utilisé comme carnet de bal (1887)
Éventail de papier servant de carnet de bal (1887)

L’ÉVENTAIL EN PAPIER : dans un grand bal (avec du budget !), il arrivait parfois qu’on offre aux invitées des éventails de papier imprimés, qui faisaient office à la fois d’éventail et de carnet de bal. Elles pouvaient ensuite les conserver à titre de souvenir.

Ce qui est intéressant ici, c’est qu’en décryptant un peu les 20 noms, on se rend compte que la dame n’a jamais dansé deux fois de suite avec le même partenaire, et que son maximum c’est d’avoir dansé trois fois dans toute la soirée avec un certain H.W.D ou un Mr. Thoyte. Pour le reste, elle n’a dansé qu’une fois ou deux avec chacun, ce qui montre bien que l’important, à l’époque, était de varier au maximum les partenaires de danse.


En conclusion

J’avais raconté ici qu’à l’époque de la Régence (c’est aussi valable à l’époque victorienne), les jeunes gens restaient bien cloisonnés, entre garçons ou entre filles, et n’avaient que très peu d’occasions de se fréquenter, encore moins de se rapprocher physiquement. Le bal était l’une des rares occasions qu’ils avaient de se frôler, de se prendre la main, de se toucher peau contre peau, de s’échanger tout bas quelques mots…

Ça a l’air bien excitant et sensuel, tout ça, et pourtant ça devait être une sacrée course, parce qu’ils n’avaient que très peu de temps pour profiter les uns des autres. C’est paradoxal quand on sait que les bals étaient un évènement de choix pour faire une rencontre amoureuse avec un/une inconnue, mais plus ça va et plus je me dit que ça n’est peut-être pas le grand romantisme qu’on imagine souvent. Ça me semblerait presque plus proche d’un Tinder ou d’un speed dating, du genre : « je t’ai vu, tu m’as plu, tu veux qu’on discute ? ». Et le reste se joue plus tard, quand on peut enfin passer du temps ensemble et faire plus ample connaissance…

Je comprends mieux quand on nous raconte dans les romans avec quelle férocité les prétendants se bousculent pour danser avec la nouvelle jolie/jeune/riche demoiselle fraîchement débarquée dans le coin : la compétition devait être rude pour se faire inscrire à deux ou trois emplacements dans son carnet de bal !

SOURCES :
A victorian - Ball etiquette
A victorian - Dance
A victorian - Order of dances
Musée McCord - Les bals (19e et début 20e siècle)
Victoriana magazine - How to Have a Victorian Ball
The Etiquette of the Victorian Ballroom: Twenty Tips for Single Gentlemen
Wikipédia - Carnet de bal
The History of Dance Cards and Aide Memoirs
The Ball-room guide, F. Warne and Co., London (1866)
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