Belle Époque,  Époque victorienne

Le Requiem de Verdi et l’interdiction aux femmes de chanter dans les églises

Si j’étais dans les bonne grâces du Saint Père, je le supplierais de permettre – rien que pour cette fois – que les femmes prennent part à cette musique, mais puisque je n’y suis pas, il incombera à quelqu’un de plus apte que moi d’obtenir son autorisation.

Guiseppe Verdi

Voici ce qu’écrivait Verdi, en 1869, alors qu’il composait un bout de ce qui allait devenir son célébrissime Requiem. J’en suis tombée de ma chaise…

Si vous me suivez depuis longtemps, vous savez qu’en dehors de ce blog et de mes romans, je suis une grande amatrice d’opéra et de musique classique, et je suis choriste. Or, dans quelques jours, je serai en concert pour ce Requiem que j’aime tellement, et en me renseignant un peu sur le contexte de sa création, j’ai appris que lorsque Verdi l’a créé pour la toute première fois, en 1874, c’était dans une église, à une époque où les femmes n’avaient pas le droit d’y chanter.

Ça veut dire qu’en 1874, elles n’avaient TOUJOURS pas le droit de chanter dans les choeurs d’église ? Moi qui croyais que c’était un truc des siècles précédents révolu depuis longtemps ! Hé bien, il faut croire que non…

Mais alors il a fait comment, Verdi ? Il a vraiment demandé au Pape ?…

Comment ça, vous ne connaissez pas le Requiem de Verdi ? Mais si, mais si, je vous assure que vous connaissez au-moins le « Dies Irae » !

Cliquez donc sur cette vidéo pour vous rafraîchir la mémoire (et ne mettez pas le son trop fort si vous vous voulez garder vos oreilles en bon état de fonctionnement 😉 ).


À propos du Requiem de Verdi

Étape 1 : la mort de Rossini

Rossini

Tout commence quand Gioachino Rossini, compositeur d’opéras célèbres comme Le Barbier de Séville, Otello ou La Cenerentola, meurt en 1868. Verdi, qui était un de ses amis et admirateurs, a alors l’idée de réunir une douzaine d’autres compositeurs italiens pour lui dédier une oeuvre commune, un requiem, c’est à dire une messe pour les morts. Le résultat s’appelle tout simplement La Messa per Rossini, et Verdi en compose le 13ème et dernier mouvement, intitulé « Libera Me ».

Le but n’est évidemment pas juste de gribouiller du papier à musique, pour le plaisir. Il est prévu de donner cette messe dans la basilique de Bologne pour rendre à Rossini un grand hommage public, un an après sa mort. Mais pour des histoires d’embrouilles entre les différents organisateurs de l’évènement, tout est annulé au dernier moment et l’oeuvre, bien que complétée, n’est jamais jouée. De quoi en énerver quelques-uns…

OUBLIÉE dans un tiroir, la Messa per Rossini ne fut redécouverte qu’un siècle plus tard, et c’est seulement à partir de 1988 qu’on commença à la donner en concert.

Étape 2 : la mort de Manzoni

Manzoni

Quelques années plus tard, en 1873, Verdi perd un autre artiste qu’il admirait : le poète Alessandro Manzoni. Cette fois-ci, il prend l’initiative de lui composer un requiem tout entier, et comme il a été super frustré de ne jamais avoir pu faire jouer son « Libera Me » pour Rossini, il le ressort du tiroir pour le remanier un peu, puis il compose à partir de là le reste de ce qui deviendra son célèbre Requiem.

POUR COMPARER LES DEUX VERSIONS, voici le « Libera Me » original écrit pour la Messa per Rossini, et le « Libera Me » réarrangé pour le Requiem.

Cette grande messe doit elle aussi avoir lieu un an après la mort du poète, dans une église de Milan. Cette fois, l’évènement a bel et bien lieu, et c’est même un énooooorme succès. Verdi dirige en personne 110 musiciens et 120 choristes, avec 4 solistes : la soprano Teresa Stolz, la mezzo Maria Waldmann, le ténor Giuseppe Capponi et le basse Ormondo Maini.

Ah, tu vois ! Il y avait bien des femmes qui chantaient, dans l’église, ce jour-là !

On va y venir… 😉


Les femmes évincées du chant choral sacré

Et pourquoi ça ?

Il y a longtemps, j’avais fait tout un article sur les castrats, qui existaient encore au XIXe siècle (le dernier étant décédé en 1922, voyez tout ça ici). À ce moment-là, ils n’étaient plus très populaires sur les scènes des opéras, en revanche on en trouvait encore dans les choeurs d’églises, précisément parce qu’au XIXe, comme dans les siècles précédents, les femmes n’étaient pas autorisées à chanter dans les choeurs d’église.

Je précise qu’on parle bien de femmes chantant dans le choeur de l’église, et non pas de femmes chantant dans le public de paroissiens venus assister la messe. On considère que la voix des femmes est un artifice féminin fait pour séduire (et tromper !) et qu’elles pourraient distraire les hommes de leur piété. On ne veut pas non plus qu’elles participent activement à la préparation ou au déroulement d’un rite religieux, rien qui puisse les mettre en avant ou les faire remarquer d’aucune façon – par exemple, elles ne peuvent pas faire la lecture des Écritures, diriger les chants, ni assister le prêtre comme servantes d’autel. Elles doivent se contenter de faire partie de la foule des fidèles et d’assister passivement aux messes et cérémonies, c’est tout.

PRÉCISION : on autorisait les femmes à chanter des chants sacrés lorsqu’elles n’étaient pas en présence d’hommes. Ça se faisait donc sans problème dans de nombreuses congrégations de nonnes, par exemple, et c’est ce qui fait que certaines religieuses comme Hildegard von Bingen ont pu composer elles-mêmes des chants religieux.

On a aussi vu des choeurs exclusivement féminins devenir une attraction populaire à Venise à l’époque baroque, mais les chanteuses étaient séparées du public et cachées derrières des parois (on en revient toujours à cette histoire de séduction féminine qu’il faudrait étouffer à tout prix).

Petite chronologie

Dès les premiers temps de l’Église chrétienne, alors que les théologiens et évêques établissent progressivement le droit canonique qui va structurer la religion, ils se préoccupent déjà de ce qu’il faut faire de la musique religieuse. Ce sont eux qui ordonnent ce qu’on peut ou ne peut pas faire, et ça varie avec les époques, les sensibilités du moment, le pape en place, etc.

Pour le petit survol ci-dessous, j’ai extrait quelques infos de cet article universitaire rédigé par Laura Stanfield Prichard, une musicologue américaine.

  • Naissance de l’Église romaine : hommes et femmes chantent lors des rites chrétiens, sans que des contraintes ne leur soient imposées à ce stade.
  • IVe siècle : les choeurs sont divisés, avec d’une part les hommes, et d’autres part les femmes et les enfants. Ils peuvent chanter ensemble, à condition de ne pas chanter les mêmes mélodies.
  • Ve siècle : les écoles de musique sont réservées aux hommes et garçons.
  • VIe siècle : on interdit aux filles de chanter, et on resserre les règles (notamment vestimentaires) autour des femmes adultes qui veulent continuer de le faire.
  • À partir du IXe siècle : les choeurs de femmes sont définitivement interdits dans les églises. À l’inverse, les écoles et les choeurs professionnels masculins se multiplient.
  • Renaissance : les choeurs composés d’hommes adultes intègrent dans leurs rangs des petits garçons (une idée apparue en Angleterre et vite adoptée dans le reste de l’Europe). Les compositions de musique sacrée se développent, les parties écrites pour voix aigües sont chantées par des garçons pré-pubères dont la voix n’a pas encore mué, ou bien par des hommes chantant avec une technique de voix de fausset (on les appelle des falsettistes, l’équivalent de nos contre-ténors actuels).
  • Milieu du XVIe siècle : les premiers castrats apparaissent en Italie (je vous renvoie ici pour plus d’infos). Ils sont très appréciés car considérés comme de « vrais sopranos », contrairement aux falsettistes qui « font semblant ».
  • Époque baroque : sous Louis XIV, on commence à voir apparaître quelques chanteuses solistes embauchées dans des églises. Certains maîtres de chapelle n’en font parfois qu’à leur tête et font chanter leurs épouses ou leurs filles, mais ils s’exposent à des réprimandes. La présence de femmes reste donc occasionnelle, et il n’y a toujours pas de choeurs mixtes, encore moins de choeurs féminins.
  • Début XIXe siècle : de plus en plus de compositeurs et de chefs de choeur recommandent d’ajouter des voix de femmes dans leurs groupes, ça se fait un peu ici et là, mais les mentalités sont longues à changer. On les tolère parfois, par contre le droit canonique ne les autorise toujours pas à chanter.
  • Milieu et fin du XIXe : les églises commencent lentement à embaucher quelques femmes choristes, ainsi que des organistes. Elles n’ont toujours pas de rôles importants (les chefs de choeur sont forcément des hommes), mais elles commencent à se faire une place dans le petit monde fermé de la musique sacrée. La question de la mixité pose plus ou moins problème selon les pays et les courants religieux : c’est plus souple aux États-Unis qu’en Angleterre, ça semble aussi plus souple chez les Protestants, mais moins chez les Catholiques et les Anglicans.
  • 1903 : alors que tout le monde semble se diriger vers plus de femmes dans les choeurs de musique sacrée, le pape Pie X lance une réforme. Il réclame un retour aux sources, c’est à dire – en gros – au chant grégorien masculin, et il interdit à nouveau aux femmes de chanter en compagnie d’hommes à l’église, ou d’y jouer du piano. Aux États-Unis, les grandes villes ont l’interdiction de donner des concerts dans des églises spécifiquement le dimanche, ce qui vaudra au Metropolitan Opera de New York de bien se faire taper sur les doigts en 1907 pour avoir osé donner un Requiem de Verdi, dans une église, un dimanche, avec un choeur mixte…
  • 1953 : nouvelle réforme, avec cette fois le pape Pie XII qui, lui, autorise enfin les femmes à chanter pendant la messe (à condition de se tenir éloignées de l’autel… hum…).

Comme toujours, quand on parle de religion, il y a ceux qui appliquent à la lettre le dogme dicté par les hautes autorités et ceux qui arrondissent un peu les angles sans que ça ne les empêche de dormir la nuit. Il y a donc toujours une différence entre le droit canon dicté par le Vatican et ce qui se pratiquait réellement. On a vu, au fil du temps, des femmes solistes chanter des messes et des requiems (c’est plus facile quand on est l’épouse de Bach ou de Mozart et qu’on chante dans l’ensemble dirigé par son mari), mais, dans l’ensemble, la question de la mixité dans les choeurs de musique sacrée ne s’est pas vraiment posée avant la fin du XIXe siècle. Dans les églises et cathédrales les plus strictes, on a même attendu les années 1990, voire 2010, pour ENFIN embaucher des femmes ou fonder des choeurs d’enfants mixtes, ou encore des choeurs exclusivement féminins !

Pour en revenir au Requiem de Verdi

Concernant la première du Requiem, donnée par Verdi dans cette église de Milan en 1874, je ne peux pas vous dire avec certitude si le choeur était mixte ou pas. Il y avait bien deux chanteuses professionnelles, mais il s’agissait de solistes (a priori tolérées, dans ce contexte), et je n’ai pas réussi à trouver d’info écrite sur le choeur lui-même. Par contre, deux indices me font penser que Verdi a sans doute réussi à avoir les voix de femmes qu’il souhaitait :

  • d’abord, la messe a été un succès total, les critiques étaient dithyrambiques, on pourrait donc imaginer que Verdi a réussi à produire le son et les effets qu’il voulait,
  • ensuite, trois jours après cette messe à l’église, le Requiem a été donné à la Scala (le plus grand théâtre de Milan) avec exactement les mêmes chanteurs. Or, j’ai trouvé cette gravure, ci-dessous, qui représente cette soirée-là :
Première du Requiem de Verdi à la Scala, par Osvaldo Tofani (1874)

À gauche, l’orchestre. Au centre, les quatre solistes, et Verdi avec sa baguette de chef. Et à droite, un groupe de choristes : ces messieurs debout en arrière, et ces dames assises en avant, leurs partitions dans les mains.

Verdi a-t-il eut l’autorisation papale qu’il souhaitait ? Probablement. En tout cas, il semble bien avoir réussi à peupler son choeur de voix de femmes… Et c’est tant mieux ! Parce qu’un Requiem uniquement chanté par des hommes et des petits garçons, je ne suis pas sûre d’avoir envie d’écouter ça… 😉


En conclusion

Les temps ont heureusement changé et c’est aussi dans une église que mes copains et copines choristes et moi-même allons donner notre Requiem de Verdi, sans que le Pape ne s’en mêle… Souhaitez-nous bonne chance !

Je vous laisse à nouveau sur cette version, si jamais ça vous tente de l’écouter en entier, et je me permets même de vous partager mes mouvements favoris :

  • le « Dies Irae » (9:45)
  • les trompettes du « Tuba Mirum » (12:05)
  • le « Rex Tremedae » (24:30)
  • le « Lacrymosa » (41:00)
  • … et le fameux bouquet final du « Libera Me » (1:13:50), à l’origine de tout.

Bonne écoute ! 🙂

SOURCES
Wikipedia - Requiem (Verdi)
Wikipedia - Messa per Rossini
Étude - What Did Women Sing? A Chronology concerning Female Choristers, par Laura Stanfield Prichard (2013)
‘It was unheard of’: first Anglican cathedral girls’ choir marks 30 years
The History of Women's Liberation In Choral Music
Women and girls were not allowed to be singers in Church
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