
Comment on organisait un bal pendant la Régence anglaise
À force de voir les pubs pour la deuxième saison de Bridgerton ces temps-ci (que je n’ai pas regardée, d’ailleurs), je me suis demandé si je n’aurais pas encore quelques trucs à raconter à propos des bals du tout début du XIXe siècle et pendant la Régence anglaise.
Et puis j’ai pensé au maître de cérémonie, un personnage qu’on ne voit jamais et dont on ne parle jamais quand on nous montre une scène de bal dans les films ou les séries… Pourtant, il était carrément indispensable !
Petit rappel
Je vous renvoie aux précédents articles sur les bals si vous ne les avez pas lus : ils sont ici.
Pour rappel, un bal commence vers 20h et se déroule pendant 4 à 6 heures, parfois plus longtemps (ça dépend de la longueur des bougies, voyez ici), avec des temps de pause et un dîner formel ou bien un souper plus léger qui est servi en milieu de soirée. Il peut comporter jusqu’à 20 danses, qui durent chacune de 8 à 12 minutes, auxquelles il fait ajouter du temps entre chaque pour que les danseurs quittent la piste, que de nouveaux danseurs arrivent, etc.
On est bien loin de nos soirées à nous, avec de la musique en continu et des gens qui vont et viennent sur la piste à leur guise. Tout est très codifié, et même si on est là pour s’amuser, ce n’est jamais au détriment de tout un tas de règles d’étiquette.

Le rôle crucial du maître de cérémonie
En plus de toute l’organisation en amont, le soir du bal il faut aussi superviser et diriger la foule de danseurs.
Le maître de cérémonie un employé (probablement un professeur de danse le reste du temps) qu’on a engagé exprès pour l’évènement. Il porte de préférence un signe distinctif, comme une écharpe ou autre accessoire visible, pour qu’on ne le confonde pas avec les invités. Comme il coordonne toute la soirée, il dispose d’une autorité certaine, c’est lui qui a le dernier mot pour tout ce qui concerne la danse.
Il a pour fonction de :
- diriger l’orchestre
- placer les danseurs sur la piste
- annoncer le début des danses
- veiller à ce qu’on ne danse pas deux fois la même chose
- faire respecter l’ordre avant, pendant et après la danse : il refoule les danseurs trop éméchés, interdit les applaudissements, cris ou bruits excessifs qui pourraient perturber la danse, résout les conflits, espace les danseurs pour ne pas qu’ils s’agglutinent au même endroit et ne se gênent dans leurs mouvements, etc.
Le choix des danses
On en avait parlé dans un précédent article (ici) : à l’époque victorienne, les danses sont choisies à l’avance et le programme est fourni aux invités à leur arrivée au bal.
Mais auparavant, au début du XIXe, les choses sont différentes : ce sont les invités qui demandent eux-mêmes la danse qu’ils souhaiteraient, en s’adressant au maître de cérémonie. Dans ce cas, le couple qui a demandé la danse est mis à l’honneur en étant placé en première position. À la danse suivante, c’est le second couple qui se trouvait juste après lui qui est invité à choisir la danse et à prendre la première place. De cette façon, il y a du roulement, et ce ne sont pas tout le temps les mêmes personnes qui choisissent leur danse (ce qui est mal vu, de toute façon : en général, un couple peut demander sa danse une ou deux fois dans la soirée, guère plus).
ET SI PERSONNE NE CHOISIT ? Je n’ai pas trouvé d’explication précise, alors on va supposer que si personne ne demande rien de particulier, le maître de cérémonie choisira lui-même quelle sera la prochaine danse.

L’organisation de la piste de danse
Des danses infiniment complexes
On a déjà parlé de l’étiquette lors d’un bal (ici), pour régir les relations sociales entre les invités qui vont s’y fréquenter. Mais aujourd’hui, parlons plus précisément des danseurs. Les danses pratiquées pendant la Régence sont très géométriques (elles se dansent par 3, 4, 8, en colonne, en carré, en croix…), et le maître de cérémonie va avoir beaucoup de boulot pour organiser la piste de danse en fonction des couples qui se présentent à lui, afin de rendre de beaux effets d’ensemble.
Voyez-ci dessous quelques exemples schématisés (chaque couple se faisant face, un rond pour les messieurs, un losange pour les dames). En bas, des figures que les danseurs devront effectuer, individuellement ou en miroir avec leur partenaire, en se déplaçant autour de leurs voisins. Si le sujet vous intéresse, je vous renvoie sur mon article au sujet des danses de l’époque, ici, vous y trouverez des liens vers des vidéos qui montrent encore mieux ces déplacements.

Les règles à respecter
Pour coordonner plusieurs dizaines de danseurs et effectuer joliment ces digues compliquées, il faut donc pas mal de discipline dans la salle de bal.
- TICKET ET NUMÉRO : une dame qui souhaite participer à la prochaine danse se présente au maître de cérémonie pour se faire donner un ticket avec un numéro. Le maître saura ainsi combien de couples sont disponibles, et il pourra composer son ensemble et l’afficher sur un tableau. Lorsqu’il sera temps pour la dame et son cavalier de se présenter sur la piste, ils reconnaîtront leur numéro sur le tableau (ou seront appelés directement par le maître) et sauront ainsi où se placer. En cas de confusion avec d’autres personnes, ils pourront présenter leur ticket pour prouver qu’ils sont bien à la bonne place.
- SOUS-GROUPES : s’il y a beaucoup de danseurs, le maître de cérémonie pourrait être forcé de les subdiviser en deux sous-groupes, selon le type de danse et l’espace disponible dans la salle. Les danseurs ne peuvent pas choisir dans quel groupe ils iront, ils doivent s’en tenir au numéro qui leur a été assigné sur leur ticket, ou bien demander expressément au maître de les interchanger si c’est possible pour lui. Si les deux sous-groupes comportent un nombre de danseurs inégal, ça signifie que les uns pourrait avoir fini de danser avant les autres, mais le maître pourrait alors autoriser que la musique continue jusqu’à ce qu’absolument tout le monde ait terminé.
- ORDRE : Les couples dansent dans un certain ordre, ce qui signifie qu’il y en a un qui va mener la danse, et un qui va au contraire la fermer. Il est plus prestigieux d’être le premier couple que le dernier, le maître va donc en tenir compte pour y mettre le couple qui a demandé la danse ou bien pour appliquer l’ordre de préséance (raison pour laquelle les plus hauts placés socialement dansent généralement près de l’orchestre, à la meilleure place). Il en profitera aussi pour punir en les plaçant en dernier les couples qui ont tenté de se mettre à un endroit où ils n’auraient pas dû, qui ont perdu leur ticket, qui sont arrivés en retard après que la danse a commencé, etc.

- COUPLES F/F OU H/H : exceptionnellement, le maître peut autoriser deux femmes à danser ensemble, mais uniquement s’il n’y a pas assez de cavaliers disponibles et qu’on veut leur éviter de faire tapisserie toute la soirée. Pareil pour deux hommes dansant ensemble (quoique ce soit encore plus rare). Dans tous les cas, ces couples-là seront placés en dernière position.
- PARTENAIRES : le maître peut également autoriser un changement de partenaires (par exemple, la demoiselle qui avait le numéro 4 a dû quitter le bal, son cavalier se présente avec une autre demoiselle)
- ENTRACTE : le maître décide des temps de pause, pour les danseurs et l’orchestre. C’est aussi lui qui annonce lorsque le dîner ou le souper est servi.
- ÉTIQUETTE : pour que le bal se déroule sans accroc, il arrive que l’on affiche sur un panneau les règles de conduite que les invités doivent respecter, en particulier lors d’un bal public où peut se présenter à peu près n’importe qui (voyez la différence entre bal public et bal privé ici).
- ABSENTÉISME : lorsqu’un couple s’est engagé à participer, il doit tenir parole. Il serait extrêmement mal vu qu’après avoir demandé à être inscrit au nombre des danseurs, la dame ou son cavalier (ou les deux) ne se présentent pas sur la piste. Si jamais ils décide de quitter la soirée et rentrer chez eux, ils rendent alors leur ticket au maître de cérémonie afin que celui-ci ajuste son organisation et ne tienne plus compte d’eux.
- BAVARDAGES : les danseurs peuvent parler, rire ou frapper des mains pendant qu’ils dansent (le but, c’est quand même de s’amuser !) mais pas trop non plus, pour ne pas déranger les autres danseurs et surtout : pour continuer d’entendre la musique de l’orchestre, qui donne le tempo et les moments-clés de la danse. Si c’est l’ensemble est trop chaotique, le maître de cérémonie veillera à ramener l’ordre.

En conclusion
Tout ça suppose quand même qu’on ne sait pas trop à l’avance ce qu’on va danser (sauf s’il s’agit de la danse qu’on a choisit soi-même), donc quand un jeune homme demande à sa cavalière de lui accorder la première, la troisième, la sixième, ou juste « la prochaine danse », mieux vaut pour lui et pour elle de savoir danser à peu près de tout.
D’autant qu’il s’agit de danses de groupes, donc même si quelques uns sont super à l’aise et maîtrisent parfaitement leur danse, ça n’est peut-être pas le cas des autres et le résultat final pourrait être catastrophique.
Ça devait être un fichu casse-tête, toutes ces danses, et beaucoup de stress pour le maître de cérémonie ! Il faudrait faire un film entier sur un personnage pareil, je suis certaine qu’il y aurait des trucs marrants à raconter… 😉
SOURCES : Livre - The complete system of English country dances, par Thomas Wilson (1815)

