Époque georgienne,  Époque Régence anglaise

Les silhouettes de l’époque de Jane Austen

Si vous connaissez, ne serait-ce qu’un peu, le très fertile monde de romans, films et produits en tous genres faisant référence à Jane Austen et son oeuvre (et auquel j’ai d’ailleurs apporté ma contribution avec mon roman La renaissance de Pemberley 😉 ), vous connaissez forcément ce profil iconique. Non seulement c’est représentatif de Jane elle-même, mais c’est aussi très représentatif de son époque toute entière, à savoir la Régence anglaise et – plus largement – l’époque georgienne.

Mais pourquoi tant de silhouettes ? Et d’où vient celle de Jane, d’ailleurs ?


Les origines du portrait (vite fait)

Les époux Arnolfini, par Jan Van Eyck (1434). Un bon exemple de portrait destiné à représenter fidèlement le visage des modèles

Quand on parle de portrait, on parle de représentation fidèle de l’apparence d’une personne, où on peut l’identifier uniquement par les traits caractéristiques de son visage. On écarte donc les peintures, statues, bas-reliefs et autres pièces de monnaies à l’effigie des grands personnages, qui sont des représentations symboliques et/ou idéalisées.

Déjà, à la Préhistoire, il existe des crânes humains qui ont été recouverts d’argile ou de plâtre pour tenter de remodeler les traits du défunt – une sorte de tentative de conserver son image. Mais l’art du portrait se développe surtout à l’époque gréco-romaine (plus romaine que grecque, semble-t-il), par exemple dans des peintures funéraires ou des statues anatomiquement ressemblantes, quitte à ce que le résultat ne soit pas très flatteur pour la personne représentée. Ré-a-lisme, on a dit ! Par contre, dans les siècles suivants, on a tendance à revenir plutôt à des représentations idéalisées, et c’est seulement à la fin du Moyen-Âge (XVe siècle) qu’on voit réapparaître pour de bon les portraits qui se veulent vraiment ressemblants, notamment grâce à l’influence des peintres primitifs flamands comme Van Eyck.


Le portrait miniature

Les portraits peints en miniatures apparaissent à la Renaissance et se popularisent beaucoup jusqu’au XIXe. On les encadre dans des médaillons, des bijoux ou de petites boîtes de transport de façon à pouvoir les trimbaler partout avec soi, ce qui leur donne un statut de tendre souvenir, voire de gage d’amour qu’on offre à l’élu(e) de son coeur. Dans tous les cas, c’est quelque chose de beaucoup plus intime qu’un portrait officiel de grande taille qu’on ferait accrocher au mur du salon ou dans l’escalier du manoir familial.

Le truc, c’est que la qualité dudit portrait dépend grandement du talent de l’artiste, alors si on a la chance d’avoir chez soi une jeune-fille-accomplie-très-douée-en-dessin (voyez ici 😉 ), c’est cool, sinon on s’offre les services d’un peintre professionnel. Beaucoup d’entre eux se spécialisent justement dans les miniatures. Mais ça a beau être moins cher qu’un grand portrait, ça reste quand même relativement cher et tout le monde n’a pas les moyens de se payer ce genre de peinture.


Le portrait « à la silhouette »

Pour casser les prix et répondre à la demande grandissante, on voit apparaître, au Royaume-Uni, au tournant du XVIIIe siècle, des profils miniatures peints en noir, appelés « portraits à la silhouette ».

Attention, on parle bien de portraits PEINTS et non pas découpés dans du papier. Une technique pleine d’avantages :

  • cela prend – évidemment – beaucoup moins de temps à l’artiste pour le réaliser.
  • ce n’est – évidemment – pas le niveau de détail d’une miniature en couleurs, mais on peut quand même détailler la chevelure et les vêtements pour un joli rendu
  • le modèle n’a plus besoin de poser pendant des heures et des heures. Quelques minutes suffisent !
  • c’est un portrait facile à copier, le peintre peut en fournir plusieurs exemplaires que son client peut ensuite partager à sa famille et ses amis. Certains studios conservaient d’ailleurs leur travail, et étaient en mesure, en cas de décès du client, de fournir de nouvelles copies de son profil à sa famille pour que celle-ci en fasse des bijoux de deuil (ici).
Méthode de prise de profils (1799).

Pour travailler plus facilement, les artistes peintres utilisent différentes techniques, comme par exemple la camera obscura (qui projette l’ombre du modèle sur une surface où il sera facile de la retracer) et le pantographe (qui permet de réduire la taille d’un dessin en conservant bien toutes ses proportions). Par conséquent, ils produisent plus et plus vite, et les prix dégringolent au point qu’on peut se payer un portrait « à la silhouette » pour seulement 2 à 6 shillings (voyez ici les explications sur la livre sterling).

Rapide et pas cher, mon bon monsieur !

Bon, après, ça dépend aussi du résultat final qu’on souhaite, car ce genre de silhouettes pouvaient se peindre sur du papier, mais aussi du plâtre (sur lequel l’encre décolore beaucoup moins que du papier au fil du temps), de l’ivoire ou du verre, et on rehaussait parfois le dessin avec quelques détails à la peinture dorée.

Exemples de portraits « à la silhouette » (fin XVIIIe, début XIXe). Le portrait de droite est réhaussé à la peinture dorée.

L’ORIGINE DES MOTS : cet « art de la silhouette » s’appelle aussi « art de l’ombre », et on comprend pourquoi. Au Royaume-Uni, on les appelle d’abord des shades, des shadow portraits ou encore des profiles, c’est à dire des « ombres » ou des « profils ». En réalité, le mot de « silhouette » est un emprunt au français, et il n’apparaît dans la langue anglaise qu’après les années 1830.

Et d’où ça vient, ça, « silhouette » ? A priori, d’un certain Étienne de Silhouette, philosophe des Lumières autour de 1750 à 1770, soit parce que ses ennemis auraient pris l’habitude de le représenter sous la forme de dessins minimalistes, soit parce qu’il se serait amusé à dessiner les portraits de ses invités sur les murs de son château. Des explications à mettre au conditionnel, mais c’est marrant quand même… 😉


Les profils en papier découpé

Les portraits « à la silhouette » ont l’air si faciles et si rapides à faire, que bientôt cela devient une activité de loisir, à reproduire chez soi.

Là, ça n’est plus bon marché, c’est carrément gratuit, et en plus ça occupe agréablement les longues soirées d’hiver. Un matériel de base suffit pour obtenir le profil (une lampe ou une bougie, une feuille de papier au mur, un modèle qui ne gigote pas trop…), après quoi on se débrouille pour reproduire le dessin à une échelle réduite – le papier quadrillé fait très bien l’affaire.

Mais comme on n’a pas toujours la chance d’avoir chez soi une jeune-fille-accomplie-très-douée-en-dessin, on voit apparaître les profils découpés, qui sont encore plus faciles à réaliser. Il y a deux façons de faire :

  • soit on découpe le profil dans du papier noir et on le colle ensuite sur un fond de papier blanc
  • soit on découpe du papier blanc pour obtenir le profil en creux et on place un papier noir en dessous pour faire ressortir le dessin.

DÉTAIL INTÉRESSANT : le papier noir, c’est à dire du papier teint directement dans la masse, n’existe pas avant la fin des années 1820. Avant ça, il fallait noircir du papier blanc en le barbouillant à la suie ou au charbon.

Ces profils découpés sont très populaires au Royaume-Uni, et la mode va se répandre au début du XIXe siècle en France et dans le reste de l’Europe, ainsi qu’aux États-Unis.


Le (vrai ?) profil de Jane Austen

Cassandra Austen (vers 1800-1815, artiste inconnu). Il s’agit d’un portrait peint, avec le détail des cheveux et du vêtement.

Bien que ce soit une activité très populaire à son époque, Jane Austen ne mentionne dans aucun de ses romans que les personnages s’amuseraient à faire des portraits de ce genre. Notez que dans le film Raison et Sentiment de 1995 (avec Emma Thompson, Kate Winslet et le fabuleux Alan Rickman), une scène montre bien Marianne en train de dessiner le profil de Willoughby, mais c’est un ajout de la part des scénaristes.

On sait que ce genre d’activité se faisait chez les Austen puisqu’on dispose des profils de sa mère et de sa soeur Cassandra. Mais concernant le profil iconique de Jane elle-même, on manque de sources pour dire avec une certitude absolue que c’est bien le sien. On l’a découvert dans les pages d’une version manuscrite de Mansfield Park (son troisième roman, paru en 1814), et, comme le souligne R. W. Chapman, biographe de Jane Austen :

Qui insérerait, dans un exemplaire de Mansfield Park, le portrait d’une autre Jane que son autrice ?

On se demande, en effet. Mais, même si tout ça semble vraisemblable, ce n’est pas garanti, et d’autres spécialistes ont d’ailleurs contesté cette affirmation. Il faut donc garder une certaine prudence.

Profil attribué à Jane Austen (vers 1800-1815, artiste inconnu, conservé au National Portrait Gallery). Cette fois, il s’agit d’un papier blanc découpé, sur fond noir. La mention est en français et indique : « L’aimable Jane »

En conclusion

Pour finir, figurez-vous qu’il existe également un deuxième profil attribué à Jane Austen, mais beaucoup, beauuuuuuucoup moins connu…

Celui-ci aurait été réalisé en 1815 par Jane elle-même. Ce serait donc un portrait d’elle à 40 ans, sachant qu’elle est décédée seulement deux ans plus tard. Là aussi, je reste au conditionnel, car sa provenance n’est pas absolument certaine : bien que ce soit une descendante de la famille Austen qui ait révélé ce dessin dans les années 1950, certains trouvent que le style est trop « fin du XIXe siècle » pour être authentique.

Second profil attribué à Jane Austen, à l’authenticité contestée. Au dos, il porte la mention « Jane Austen, fait par elle-même en 1815 »
SOURCES :
Wikipedia - Portrait
Wikipedia - Portrait painting
Wikipédia - Silhouette (art)
Regency world - Painted silhouettes
Regency world - Silhouette jewelry
Jane Austen's world - Silhouettes: Tracing the Poor Man’s Portrait in the 18th & 19th Centuries
Jane Austen's world - Silhouettes: Tracing Jane Austen’s Shade
National Portrait Gallery - Possibly Jane Austen
Jane Austen - The Art Of Silhouettes
Jane Austen Literacy Foundation - Such a delight to have her picture!
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