Le moulin à discipline dans les prisons du XIXe siècle
Puisqu’on parlait, la semaine dernière, du traitement réservé à certains condamnés après leur mort (ici), parlons maintenant du traitement qu’on leur infligeait de leur vivant. Plus exactement, d’une merveilleuse machine vouée à faire régner l’ordre et la discipline au sein des prisons en épuisant physiquement les détenus…
Chouette ! Encore un sujet joyeux, dites donc ! 😉
Travaux forcés pour les prisonniers
Des détenus trop oisifs ?
Au tournant du XVIIIe siècle, en Angleterre, William Cubitt est un fils de meunier qui s’est passionné pour la mécanique et est devenu ingénieur : il conçoit d’abord des machines agricoles de type moulins ou batteuses (la pomme n’étant pas tombée trop loin de l’arbre, visiblement), puis il poursuit une carrière brillante dans la construction de canaux et de viaducs, de bâtiments à structure métallique, ainsi que dans les chemins de fer. C’est un inventeur et un touche à tout, et c’est après avoir visité une prison qu’en 1818 il met au point une invention un peu particulière : le moulin de discipline.
Dans le même principe que les workhouses (dont j’avais parlé ici), le but de Cubitt est de donner quelque chose à faire aux prisonniers afin qu’ils ne passent pas leur temps désoeuvrés. Ils pourront ainsi garder la bonne habitude de travailler (en prévision du jour ils sortiront et devront réintégrer la société), mais aussi parce que l’effort et la concentration sur une tâche, et la fatigue qui en découle, permettent de rendre les détenus plus dociles, moins « entêtés » et portés à déclencher des bagarres et des mutineries.
Une machine de « discipline »
Le moulin de discipline est une grande structure similaire à une roue à aube, et qui fonctionne comme un escalier sans fin : deux roues métalliques sont reliées par de longues pales – les « marches » – sur lesquelles montent jusqu’à 25 détenus pour faire tourner un axe central. Une fois cet axe mis en mouvement, on peut utiliser sa force de rotation par exemple pour moudre du grain ou pomper de l’eau, à moins qu’on se contente de faire mouliner les détenus dans le vide.
Car la vision de Cubitt, qui consistait juste à tenir les détenus occupés, va vite évoluer. Le but n’a jamais été d’être productifs et de moudre beaucoup de grain, mais juste de punir les détenus en les astreignant à un travail particulièrement pénible, et de les casser moralement et physiquement pour qu’ils restent soumis à l’autorité. Le moulin de discipline entre donc dans la catégorie des travaux forcés, qui étaient pensés pour châtier les condamnés bien plus que pour être véritablement utiles.
Dès 1818, les Britanniques équipent de cette machine leurs plus grandes prisons, au pays ou dans leurs colonies. Les Américains ne tarderont pas à les imiter, en installant leur premier moulin dans une prison de New York en 1822. Par chance pour les détenus, il semble que cela ne se soit jamais exporté dans d’autres pays.
Une machine de torture
Au final, ils passaient combien de temps dans leur roue, ces pauvres
hamstersprisonniers ?
Toute la sainte journée, ou presque…
Selon les sources que j’ai consultées, on parle d’environ 6 à 8 heures par jour à grimper les marches du moulin, avec une pause de 5 minutes tous les quarts d’heure. En fonction de la prison, on pouvait même avoir une sonnerie qui retentissait toutes les 2 minutes pour indiquer à un prisonnier qu’il pouvait descendre se reposer un peu pendant que les autres continuaient à grimper.
Mais si cette durée en temps est déjà hyper impressionnante, dites-vous bien que le dénivelé l’était encore plus : grimper ces marches pendant si longtemps revenait à grimper plus de 2.000 mètres de haut ! Personnellement, c’est un truc que j’ai déjà fait, lors d’un de mes voyages, en descendant tout au fond du Grand Canyon la première journée, et en le remontant en entier le lendemain : il fait également 2.000 mètres de dénivelé, que j’avais grimpés en 8 heures, et ça m’avait valu plusieurs jours de courbatures intenses par la suite. Alors, certes, je portais en plus un sac de rando bien rempli sur le dos, mais je marchais sur un sentier de sable en pente douce, alors si je me mets à la place des détenus qui faisaient ça TOUS LES JOURS en grimpant des marches d’escalier, j’en ai des sueurs froides !
Évidemment, avec un rythme pareil et en ajoutant les conditions de vie de la prison (mauvaise alimentation, mauvais sommeil, mauvais traitements…), il y avait quantité de blessures et d’accidents. Certaines prisons réservaient d’ailleurs cet « exercice » uniquement à leurs détenus les plus récalcitrants, et l’idée d’avoir à y grimper suffisait à leur inspirer une vraie terreur : d’après eux, le pire n’était même pas la pénibilité de l’effort physique, mais l’épouvantable monotonie que ça engendrait. De quoi rendre fou, surtout quand on voit que dans certains moulins, les détenus sont isolés les uns des autres et font face à un mur…
Une variante (pas forcément plus réjouissante) : la manivelle
Puisque qu’on parle de travaux forcés destinés à faire payer ses crimes au condamné, il existait également, au Royaume-Uni, la machine à manivelle.
Un seul prisonnier pouvait l’actionner à la fois, et c’était parfaitement inutile, car le fait de tourner la manivelle ne faisait rien d’autre que faire tourner un tambour à demi-rempli de sable. Le niveau de résistance de la manivelle était réglable, de sorte que les gardiens décidaient eux-mêmes de la quantité d’effort qu’ils allaient exiger du détenu. Là aussi, ce dernier passait 6 heures par jour à tourner dans le vide, en regardant le mur, en effectuant comme ça jusqu’à 15.000 tours.
EN ANGLAIS, les gardiens de prisons sont vulgairement appelés screws , qui signifie « vis ». Cela correspond justement à cette machine et au fait que les matons étaient ceux qui serraient plus ou moins fort les vis de la manivelle (en se montrant plus ou moins sadiques envers le prisonnier qui allait ensuite devoir y passer sa journée).
En conclusion
Quand on pense aux travaux forcés, on a souvent en tête les rameurs dans les galères ou les condamnés américains en pyjamas rayés qui cassent du caillou sous le cagnard. Un tableau encore plus sympa quand on y ajoute la roue de hamster et la manivelle, vous ne trouvez pas ?…
Mine de rien, le moulin de discipline aura eu une assez longue vie : s’il a été jugé trop cruel et progressivement abandonné aux États-Unis dans la seconde moitié du XIXe, le Royaume-Uni ne l’a définitivement aboli qu’en 1902. Le temps pour un certain Oscar Wilde d’en faire les frais. Emprisonné de 1895 à 1897 en raison de son homosexualité, il aura eu le plaisir de passer, lui aussi, plusieurs heures par jour à mouliner pour rien, dans des conditions pénitentiaires tellement dures qu’elles lui déglingueront la santé et contribueront à ce qu’il meure seulement 3 ans plus tard, à 46 ans.
SOURCES : Livre - Description d'un moulin de discipline (1822) Wikipédia - William Cubitt Wikipedia - Penal treadmill Angleterre – Pour occuper les prisonniers : « le moulin de discipline » Wikipedia - William Cubitt Wikipedia - Crank machine A history of the world - The crank In the 19th Century, You Wouldn’t Want to Be Put on the Treadmill The dark history of the treadmill Britannica - treadwheel punishment Prison Treadmill of 1822