Cuisine du château de Canons Ashby, en Angleterre
Belle Époque,  Époque victorienne

Cuisiner sur le poêle (et au four) au XIXe siècle

Il y a bien longtemps, j’avais survolé l’équipement ménager qu’on pouvait trouver dans une cuisine au tout début du XIXe, pour donner une idée de comment se débrouillaient les gens sans frigos, congélateurs, gazinières ou fours électriques (voyez ici). À une autre occasion, j’avais aussi parlé des poêles en fonte, bien plus performants que de simples cheminées, et de comment ils avaient révolutionné la façon de se chauffer dans une maison (voyez ici).

Alors aujourd’hui, on va remanier un peu les deux et revenir plus en détail sur cette technologie nouvelle à l’époque victorienne : le poêle de cuisine en fonte, avec fours et table de cuisson à plusieurs ronds.


Petite histoire du poêle de cuisine

L’invention de la table de cuisson… ?

En commençant à creuser mon sujet, je me suis tout de suite intéressée aux tables de cuisson. Parce que les humains savent construire et utiliser des fours depuis la nuit des temps, ils savent aussi suspendre une marmite au-dessus d’un feu de foyer (crémaillère, bonjour !), mais poser une casserole bien à plat sur un rond de poêle, ça me paraissait beaucoup plus récent et je voulais voir à quand ça remontait.

En fouillant, j’ai appris par exemple que :

En 1735, l’architecte français François Cuvilliés invente le poêle castrol, aussi appelé poêle à mijotés. Il contenait un feu enfermé* et avait sur le dessus plusieurs ouvertures couvertes de plaques de métal percées de petits trous. C’est l’ancêtre du poêle de cuisine.

* par opposition à un feu ouvert, comme dans une cheminée.

Mouais…

Je n’ai pas réussi à trouver l’origine exacte de cette information, qui a plutôt l’air d’être relayée telle quelle par plusieurs sources différentes qui n’en disent rien de plus, mais ça m’a laissée carrément dubitative. D’abord, parce que ce François de Cuvilliés l’Ancien, était bien architecte, mais il était belge et non pas français (soyons précis, que diantre ! 😉 ), et surtout parce que cette description d’un foyer couvert avec des trous au-dessus, ça ressemble bigrement à un potager. Et ça, ça remonte à bien avant 1735…

Le potager

Illustration d’un potager dans le Kunchenmastrey, le tout premier livre de cuisine imprimé en allemand en 1485. On y voit un ouvrage maçonné au-dessus d’un foyer, avec des trous sur lesquels on pose des marmites pour faire de la soupe.

Le potager est une table de cuisson maçonnée, avec un ou plusieurs foyers à l’intérieur et des ouvertures sur le dessus pour y poser des chaudrons. Parfois, on n’y faisait pas directement de feu mais on y mettait des braises qu’on prélevait par exemple dans la cheminée d’à côté. On y faisait cuire des soupes et des potages – d’où son nom, puisque ça désignait les aliments cuits dans des pots -, ou bien des mijotés et des ragoûts (les Anglais l’appellent d’ailleurs le stew stove, soit « poêle à ragoût »), bref : tout ce qui rentre dans une casserole, une marmite ou une poêle à frire.

Ces potagers existaient dès le Moyen-Âge. Les plus anciens qu’on ait retrouvé remontent au XIe siècle, mais leur usage s’est surtout généralisé après la Renaissance. On les construisait en pierres ou en briques, parfois recouverts de carreaux de terre-cuite vernissée, et avec des ouvertures dessus faites de petits trous, de plaques de métal trouées ou de grilles.

Ci-dessous, l’exemple d’un potager en briques de 8 feux construit vers 1796 dans la cuisine de Monticello (le manoir de Thomas Jefferson, 3ème président des États-Unis).

La photo parle d’elle-même : des ouvertures au dessus pour poser des casseroles, et des ouvertures en façade pour alimenter des feux à l’intérieur de la structure. On peut également utiliser les cuvettes avec une grille au fond pour y déposer une pelletée de braises (ça faisait un lit de braises directement sous la casseroles et les cendres tombaient au fur et à mesure à travers la grille). Ce qui signifie qu’il y a bien des compartiments en dessous pour faire du feu, mais d’autres ne servent qu’à recueillir les cendres. Ça donne de la flexibilité, selon les besoins et le contexte en cuisine.

Mais pour ce qui est d’avoir inventé en 1735 une table de cuisson révolutionnaire avec plusieurs plaques pour y poser des casseroles, on repassera… Je ne doute pas que notre ami de Cuvilliés ait fait construire de nombreux potagers dans les manoirs qu’il dessinait, peut-être même y a-t-il apporté des améliorations intéressantes, mais il n’a rien inventé du tout.

Le fourneau en fonte

En réalité, pour trouver l’origine de ces tables de cuisson à plusieurs feux et avec un ou plusieurs fours en-dessous qui ressemblent à nos cuisinières contemporaines, il faut remonter à l’invention des poêles en fonte dont j’avais déjà parlé ici. Pour rappel, au XVIIIe, la technologie commence à évoluer vers ce qui deviendra l’ère industrielle, et on a, côté américain, Benjamin Franklin qui invente un poêle en fonte pour mieux gérer la chaleur du feu afin de la faire rayonner dans la pièce au lieu d’en renvoyer la majeure partie dans le conduit de cheminée, et, côté anglais, on a Benjamin Thompson, comte de Rumford, qui invente sa cheminée Rumford, plus performante elle aussi du fait que l’âtre est maçonné en triangle de façon à renvoyer un max de chaleur vers l’avant.

Benjamin Thompson, comte de Rumford

Or, le comte de Rumford était un inventeur prolifique, passionné de thermodynamique, qui ne s’est pas arrêté en si bon chemin. En plus de sa célèbre cheminée, d’une fournaise industrielle, d’un chauffe-eau et d’une cafetière (entre autres inventions), il conçoit dans les années 1800 un poêle de cuisine en fonte de taille très imposante, beaucoup plus fait pour les cuisines de châteaux et de manoirs que pour la modeste maison familiale de Monsieur et Madame Tout-le-monde. Le succès est mitigé, vu que les gens n’habitent pas tous un château ou un manoir, mais ça reste une avancée technologie marquante. Désormais, on a mis le doigt sur l’essentiel : un « meuble » (je ne sais pas comment appeler ça autrement, vu que c’est quand même juste un gros bahut ! 😉 ), tout en métal, à l’intérieur duquel on allume un feu de bois ou de charbon pour chauffer à la fois des fours et des ronds de poêle sur lesquels on posera bien à plat casseroles et marmites. Comme le feu est littéralement enfermé dans une boîte, on risque moins d’enflammer son tablier et d’incendier toute la maison, et surtout on contrôle beaucoup mieux la quantité et la répartition de la chaleur – un critère toujours intéressant quand on cuisine…

C’est surtout à partir des années 1840 que se répandent massivement les poêles en fonte en tous genres, de toutes les tailles et pour tous les budgets : ceux pour chauffer la maison, ceux pour cuisiner, ceux pour garder bien chauds les fers à repasser dans la blanchisserie… On y brûle bien sûr du bois ou du charbon, mais on fait aussi des tests de poêles à gaz dès les années 1830 (il faudra par contre attendre la fin du XIXe pour que l’industrie du gaz – jusque-là spécialisée dans l’éclairage – se cherche un nouveau marché du côté des cuisines et ne finisse par perfectionner et vendre ces poêles-là).


Types de fourneaux

Parlons plutôt de fourneaux pour désigner spécifiquement les poêles faits pour la cuisine, histoire de ne pas les confondre avec les poêles conçus uniquement pour se chauffer.

Quelques précisions à propos de ce qu’on pouvait trouver sur un fourneau (ça variait selon les modèles) :

  • sur un petit modèle familial, le feu s’allume généralement par le côté. La chaleur est ensuite dirigée dans des tuyaux intérieurs pour alimenter le four et les ronds.
  • on trouve différentes tailles de fours pour différents usages (pain, rôtis, tartes, gâteaux…)
  • certains fourneaux sont équipés d’1 ou 2 compartiments au-dessus de la table de cuisson pour conserver les plats au chaud en attendant de les servir.
  • certains poêles possédaient un réservoir d’eau, qu’on verse par le dessus et qui ressort par un petit robinet en bas. On avait ainsi en permanence une provision d’eau chaude à portée de main pour la vaisselle ou la lessive, un vrai plus à une époque où pas mal de gens doivent encore sortir dehors tirer de l’eau à la pompe.
  • comme la fonte se moule, elle permet tous les motifs décoratifs possibles tout en restant bon marché. Certains fourneaux sont très décorés, parfois avec des rehaussements en métal (laiton, métal argenté…), une couche d’émail ou un revêtement de tuiles de céramique.
  • beaucoup de modèles possèdent une barre d’appui sur le devant : c’est pratique pour faire sécher les torchons, mais aussi pour s’approcher du fourneau et s’y accoter sans risquer de se brûler.
Exemple d’un fourneau « familial », avec tout de même 4 fours, 6 ronds, et un compartiment réchauffe-plat au-dessus (probablement fin XIXe, début XXe)

L’exemple ci-dessus est typique de ce qu’on trouvait chez la plupart des familles de la classe moyenne. Mais dans des cuisines plus grandes et/ou plus prestigieuses, les fourneaux peuvent être en forme d’îlot central, d’autres comme de vraies armoires qui occupent tout un mur, ou peuvent être encastrés dans une alcôve. Enfin, il arrive qu’on soit juste en train de rénover une ancienne maison et qu’on décide d’installer dans l’ancienne grande cheminée le nouveau fourneau en fonte (on profite ainsi du conduit de cheminée existant pour évacuer les fumées).


Quelques exemples

Je vous mets ci-dessous une petite galerie de belles cuisines de manoirs et châteaux, qui ont été équipées au XIXe siècle de fourneaux de grande taille. Vous noterez que les plafonds sont souvent voûtés (la cuisine étant construite la plupart du temps en sous-sol) et surtout ils sont très hauts pour évacuer au plafond les vapeurs et fumées de cuisson, histoire que les cuisiniers ne travaillent pas dans le brouillard.

Chenonceau

Dans le célèbre château de Chenonceau, construit près de Tours en 1513, les différentes salles qui composent les cuisines ont été équipées d’installations modernes lors de la Première Guerre Mondiale, mais je ne saurais pas vous dire si ce magnifique fourneau date de cette période ou s’il est un peu plus ancien (en tout cas, il possède un réservoir d’eau avec un petit robinet, sur la droite).

Montpoupon

Dans le château Renaissance de Montpoupon, la cuisine et les communs ont été réaménagés en 1840. Notez la verrière au-dessus du fourneau, pour mieux capter les fumées de cuisson.

Newschwanstein

Dans la cuisine du célèbre château de Neuschwanstein, construit en 1869 par le roi Louis II de Bavière, se trouve un gros fourneau en îlot central. Les barres d’appui font tout le tour, puisque les cuisiniers doivent pouvoir travailler sur tous les côtés. Là aussi, il y a au centre une réserve d’eau.

Harewood

Harewood House est le manoir d’une famille de barons anglais. Construit en 1765, il a été remis au goût du jour dans les années 1840. Le fourneau, sur le mur de gauche, fait la taille de 4 armoires…

Lanhydrock

Autre manoir de barons anglais, Lanhydrock House a été construit en 1882. Sur le mur de gauche, le fourneau est aussi d’une taille respectable. Notez que sur le mur du fond, ce n’est pas à proprement parler un fourneau, mais une rôtissoire où on pouvait à l’aise faire griller des moutons ou des cerfs entiers, avec un système de poulies pour les faire tourner.

Canons Ashby

Canons Ashby House

Canons Ashby House est un manoir de l’époque Tudor, qui a été modernisé au XVIIIe et au XIXe siècle. On voit que la grande cheminée d’origine a été réutilisée pour y installer un fourneau en alcôve. Ici, le feu s’allume visiblement par le centre.


En conclusion

Voilà des poêles et des fourneaux qui auraient sûrement fait saliver notre ami Almond Fisk, non ? (si vous ne saisissez pas l’allusion, lisez l’article de la semaine dernière, ici 😉 ).

En tout cas, maintenant, la prochaine fois que vous vous ferez une omelette sur votre plaque à induction, ou une soupe aux poireaux sur votre gazinière 6 feux, vous saurez que cuisiner sur un plan de travail plat similaire à une table (ou un bahut !) n’allait pas de soi. Pendant longtemps, on s’est contenté de fours et de marmites posées dans les braises ou suspendues au-dessus, et il a fallu le début du XIXe pour que ça change.

SOURCES :
L'évolution intéressante du four moderne
L'histoire du four
Wikipédia - Potager (cuisine)
Wikipédia - Fourneau (cuisine)
Wikipedia - Kitchen stove
Jefferson's cheeks and grates for his Monticello and Poplar Forest stew-holes
Livre - Technology of the country house
The oven timeline
A Brief History of the Kitchen
The Rumford Stove #Historical Research
Gas and Electric Stoves
The History of Old Stoves
Eighteenth Century American Stove Making
History of the Oven From Cast Iron to Electric
Centre d'histoire locale de Tourcoing, "Les collections... à table ! - Une cuisine fonctionnelle"
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