Jusqu’où pousser le réalisme historique ?
Il y a un film que j’adore : Gladiator.
L’histoire est prenante et émouvante, par contre le traitement historique est une vraie blague (et je ne parle pas juste de la montre qui dépasse sous une toge romaine ou des bouteilles pour faire de la fumée à l’arrière d’un char). Les bâtiments, les costumes, les maquillages, les armes des gladiateurs…
Tout ça est vraiment très beau, très esthétique, mais n’est que vaguement inspiré de l’époque romaine (comme les anciens péplums dont Gladiator est le rejeton moderne). Les créateurs n’ont d’ailleurs jamais prétendu faire une reconstitution réaliste. Dans un film, on veut provoquer l’émotion, l’émerveillement, le grandiose, alors on y met les moyens qu’il faut. Ici, on utilise le contexte historique pour faire rêver, mais c’est toujours le résultat esthétique qui prime (et à ce sujet, ce film est très très réussi).
AU PASSAGE : Si ça vous intéresse, j’ai écrit une fanfiction sur Gladiator, il y a quelques années. Voyez ici !
Dans un livre, en revanche, on n’a pas ce besoin d’avoir un résultat visuellement beau puisque c’est le lecteur qui imaginera lui-même les images qu’il veut sur le récit qu’on lui raconte. Je suis donc pas mal plus exigeante pour ce qui est du réalisme historique autant dans les romans que je lis que dans ceux que j’écris, car je considère que dans un livre on a plus de temps pour s’attarder aux détails, et qu’une bonne histoire divertissante devrait aussi servir de support pour intriguer, interpeller, informer.
Et puis, quand on écrit un roman historique, le réalisme est précisément le liant qui fait que tout le récit est cohérent et crédible. C’est la petite fleur de sel qui vient relever tout le plat, ce serait dommage de passer à côté, non ? 🙂
Tu pousses le réalisme jusqu’où, dans tes bouquins ?
Assez loin…
Je ne suis pas historienne, mais je m’arrange avec mes connaissances de base, mes recherches et toutes les interrogations qui apparaissent à mesure que j’écris.
Pas question de négliger les détails sous prétexte que « On s’en fout, c’est juste une histoire » !
Exemple tout simple : pour une histoire qui se passe au début du XIXème, avant l’invention du train, il est important de savoir qu’une voiture à cheval ne parcourait pas plus de 12 km/heure en moyenne, à condition qu’elle ne soit pas trop chargée et que les chemins soient en bon état, et sachant qu’en plus il fallait s’arrêter toutes les deux heures pour laisser les chevaux se reposer (sinon ils pouvaient mourir en chemin, ce qui arrivait souvent avec les compagnies de diligences publiques, qui crevaient littéralement leurs bêtes). J’ai écrit tout un article à ce sujet, ici.
Ce détail a une grande importance pour qu’on comprenne que le rythme de vie de l’époque était particulièrement lent (surtout comparé au nôtre). Les villes et villages étaient isolés, on ne sortait rarement de son patelin, et la plupart des gens passaient leur vie entière dans une zone pas plus grande que 30 km2. Se déplacer dans le pays était toute une expédition, c’était long et compliqué, je dois donc en tenir compte pour ne pas raconter que mes héros partent en voyage tous les trois jours, ce qui n’aurait aucun sens.
C’est pareil partout. Chaque fois que je cite un lieu, un aliment, une coutume, un détail vestimentaire, un nom propre, une personnalité connue, je m’assure bien évidemment que tout cela existait bel et bien à l’époque de mon récit (et je m’assure d’utiliser les bonnes appellations, surtout quand certains lieux changent de nom ou d’affectation avec le temps).
C’est tout le plaisir des recherches ! C’est là qu’on fait des découvertes passionnantes/amusantes/percutantes.
Je fais aussi attention à ce que mes personnages se comportent de manière cohérente avec l’époque dans laquelle ils vivent, en fonction de l’éducation qu’ils sont supposés avoir reçue, de leurs expériences et de la vision du monde (forcément plus réduite) qu’ils peuvent avoir.
Le coup des bretelles
Je prête également attention aux expressions que j’utilise (dans les dialogues autant que dans la narration). Pendant la rédaction de La renaissance de Pemberley, alors que je racontais qu’un personnage se faisait « remonter les bretelles », je me suis demandée :
Tiens, au fait ! Les bretelles, ça existait déjà à l’époque ?
Un tour sur Wikipédia, et hop ! j’apprends que les bretelles ont été popularisées avec la révolution française de 1789, donc techniquement ça existait, mais pas en Angleterre (où c’est venu plus tard). J’ai donc reformulé ma phrase.
Se prendre la tête pour une expression aussi anodine ? Je dois avoir l’air un peu freak… 😉 Je ne dis pas que je suis intraitable sur tout, ni que je pense forcément à tout, mais la précision historique reste un souci constant quand j’écris.
Après, il est possible aussi que mes recherches ne soient pas fiables, que les réponses que je trouve ne soient pas exactes (je croise mes sources le plus possible, mais je ne m’attarde pas non plus une éternité sur des détails mineurs). Encore une fois, même si je ne suis pas historienne, j’essaye de me rendre le plus loin possible et j’ai un plaisir évident à partager, l’air de rien, des anecdotes que j’ai découvertes pendant mes recherches.
Déformer volontairement les petites histoires
Contrairement au contexte historique, j’ai moins de scrupules à déformer la vie de mes personnages, précisément parce que ce sont des personnages. Je n’écris pas des biographies, mais des romans ! Dans La cantatrice, j’ai volontairement manipulé des éléments de la vie d’Emma Albani (bien qu’elle soit une personne réelle) et ce pour plusieurs raisons :
- Les informations que j’avais sur elle étaient parfois contradictoires. Par exemple, sa date de naissance n’était pas la même partout (par coquetterie, elle se rajeunissait, et comme son acte de naissance officiel a été perdu on ne connaît pas l’année exacte)
- Certaines informations étaient sans intérêt pour mon récit et n’auraient fait que m’encombrer. J’ai notamment occulté le fait qu’elle avait un frère aîné (il a tout simplement disparu dans mon histoire).
- Certaines informations m’auraient fait passer à côté de possibilités intéressantes pour mon récit. Emma était l’une des deux grandes stars du Covent Garden, l’autre étant Adelina Patti. Dans la vraie vie, elles étaient en concurrence et Adelina était reconnue pour être capricieuse et territoriale, donc il y avait peu de chances qu’elles soient très intimes. J’ai pourtant pris le parti d’en faire de vraies amies dans mon roman.
En conclusion
Déformer des « petites histoires » peut être amusant, mais il faut que ça reste crédible. On est des romanciers, on est aussi là pour écrire quelque chose de divertissant, donc entre Histoire et histoires il faut trouver un équilibre.
Mais une chose est sûre : plus j’écris de romans à saveur historique et plus ça me donne le goût de continuer. Je découvre tellement de choses pendant mes recherches, c’est passionnant et j’ai envie de partager ça le plus possible !
Et puis, l’Histoire est une source d’inspiration inépuisable qui m’a souvent sauvée de l’angoisse de la page blanche… 😉