
Henri Menier : son chocolat et son île
Je suis frustrée.
Comme vous le savez si vous suivez ce blog régulièrement, je suis partie vivre sur les routes de l’Amérique du Nord depuis deux mois, et pour longtemps (si ça vous intéresse, suivez-moi sur YouTube : Écrire sur la route). Or, je me trouve en ce moment à Havre-Saint-Pierre, dans la région de la Côte Nord du Québec, et j’ai devant moi l’île d’Anticosti, qui me fait de l’oeil depuis des années et que j’avais l’intention de visiter. Sauf que, covid oblige, les moyens pour s’y rendre sont annulés cette année, je ne pourrai donc pas y mettre les pieds… 🙁
Tant pis ! Je vais venger ma frustration en vous parlant quand même d’Anticosti et de son célèbre propriétaire, le chocolatier Henri Menier… Ça fera toujours une visite théorique, à défaut d’une vraie !

Le XIXe siècle : l’ère des chocolatiers
D’abord un médicament

Le chocolat fait son apparition en Occident à partir du XVIe siècle, lorsque les Espagnols le rapportent d’Amérique à la suite de la colonisation. En France, c’est surtout la cour du Roi Soleil qui le met à la mode, et jusqu’au début du XIXe siècle, ceux qui ont les moyens de s’en procurer le consomment sous forme de boisson chaude, dilué dans de l’eau (j’avais déjà abordé ce sujet ici avec le molinet qui servait à fouetter le gras du beurre de cacao et l’eau).
Bien que le chocolat soit déjà additionné de sucre et d’épices (vanille, etc) pour lui donner meilleur goût, on le consomme à titre de médicament. Par exemple, dans son essai Le bon usage du thé, du café et du chocolat pour la préservation et pour la guérison des maladies, Nicolas de Blegny, médecin de Louis XIV, nous dit que le chocolat soulagerait :
- le rhume et les fluxions de poitrine
- les inflammations de la gorge
- l’insomnie
- la fatigue des cordes vocales (pour les prédicateurs et orateurs en tous genres)
- les vomissements, les diarrhées, le choléra, la disenterie
- les indigestions
- les palpitations cardiaques
Cette vision du chocolat comme médicament va se poursuivre jusqu’au début du XIXe, avant que, petit à petit, on se mette à le consommer en tant qu’aliment et non plus pour ses effets thérapeutiques supposés.
C’est ce qui explique que bon nombre des chocolatiers qui se sont développés au XXe venaient à l’origine du monde de la pharmacie.
Une dynastie de chocolatiers
C’est le cas avec Antoine Brutus Menier, le grand-père de notre Henri. Il travaille d’abord comme pharmacien, puis fonde son entreprise de chocolaterie à Paris en 1816. Pour broyer les fèves de cacao, il utilise la force des chevaux, puis un moulin à eau. Et en 1836, il commercialise son chocolat sous forme de tablettes de 6 barres semi-cylindriques. Mais attention, il s’agit encore d’un chocolat brut, amer, et c’est au client d’ajouter par la suite le sucre et les épices ou arômes qu’il souhaite. Néamoins, c’est un premier pas. Le concept sera amélioré 11 ans plus tard par l’anglais Francis Fry qui, lui, créera la première tablette de chocolat à croquer telle que nous la connaissons aujourd’hui, faites de petites carrés, et où le sucre et les arômes sont déjà intégrés au chocolat. La première moitié du XIXe est une époque de croissance majeure pour la chocolaterie en général, et on voit apparaître d’autres grands noms célèbres comme Poulain, Suchard, Van Houten, Cadbury ou Lindt.
Après Antoine Brutus, son fils, Émile-Justin, est également pharmacien et chocolatier. Il industrialise et développe considérablement l’affaire – et la fortune – familiale, au point de se mériter le surnom de « Baron Cacao ». Il achète des terres au Nicaragua pour produire plus de cacao et crée une cité ouvrière là où est basée l’usine Menier, à Noisiel, en banlieue parisienne : on parle de 2200 ouvriers à la fin du XIXe, qui produisent 70 tonnes de chocolat par jour. Joli score !
Arrive enfin Henri, qui, lui, n’a plus besoin de faire des études en pharmacie puisque les moeurs ont maintenant changé. À la mort de son père, en 1881, il hérite avec ses deux frères de l’affaire familiale, il est déjà richissime, et il va pouvoir se permettre un petit caprice…

Ma cabane au… Mon île au Canada
Le rêve d’un aventurier

Henri va donc vivre la Belle Époque, l’Âge d’Or, l’apogée du succès des Menier.
Comme l’entreprise Menier est florissante, qu’il ne s’y intéresse pas plus qu’il faut, et qu’en plus il a des frères cadets pour gérer les affaires, Henri ne travaille pas autant que son père et son grand-père. Au contraire, il mène une vie oisive de grand bourgeois. À une époque où les aristocrates désargentés cherchent à épouser des roturières très riches (on en a parlé ici), il est, lui, le roturier riche qui épouse la fille illégitime d’un baron (et d’une baronne qui n’était pas sa femme), et pour occuper son temps, il se consacre à ses sports favoris : la course automobile, les yachts, la chasse. Il met notamment sur pied plusieurs expéditions pour parcourir les mers du globe à bord des différents bateaux qu’il s’achète, ce qui lui vaut d’être parfois décrit comme un aventurier ou un explorateur. Ce sont toutes ces péripéties dans les mers australes ou les mers du nord qui expliquent qu’il connaisse le Canada et qu’il ait décidé un jour d’y acquérir l’île d’Anticosti, qu’il achète en 1895 pour 125.000$, dans le but d’en faire sa petite réserve de chasse et de pêche personnelle.

Enfin, petite… L’île fait près de 220km de long sur environ 40 de large ! (elle ne rentre pas toute entière dans l’objectif de mon appareil photo 😉 ) Et notre Henri a eu une idée pour le moins ambitieuse parce que l’île est sauvage, ni vraiment exploitée, ni vraiment ni habitée – à l’exception de quelques phares -, et tout reste à faire. Il va donc y fonder un village, Port-Menier, y faire venir une population de plusieurs dizaines d’habitants permanents, s’y faire construire une grande et belle villa, et même faire installer un chemin de fer sur une trentaine de kilomètres pour acheminer le bois qu’il fait couper et qui sert à construire les habitations. Il y aura une école, un hôpital, une fabrique de boîte de conserve pour valoriser le poisson et le homard de l’île, bref : tout ce qu’il faut pour installer une présence humaine permanente.
Et comme il ne trouve pas assez de gibier intéressant pour ses parties de chasse, hé bien il va en faire venir ! L’île ne comptait au départ qu’une population de caribous et de quelques ours, et Henri va faire importer d’autres animaux canadiens, à savoir des cerfs de Virginie, des renards, des lièvres, des visons, des wapitis, des bisons et des orignaux, ainsi que des saumons et des truites. De quoi faire de sacrées parties de chasse et de pêche, en effet !

LE CERF DE VIRGINIE est très courant en Amérique du Nord. Menier a fait importer une harde de 220 bêtes, mais comme ils n’ont pas de prédateurs naturels sur Anticosti, leur population a explosé, et aujourd’hui ils sont largement plus de 100.000 ! Ce qui fait que les habitants actuels de l’île doivent vivre avec des cerfs en permanence dans leurs jardins et sur les routes, et il faut organiser des abattages régulièrement pour maintenir le cheptel sous contrôle, sans quoi les cerfs dégraderaient considérablement l’environnement. Mais c’est aussi, justement, un excellent laboratoire pour étudier les cerfs et leur interaction avec la forêt, afin de savoir comment mieux gérer d’autres populations ailleurs sur le continent.
Un rêve seulement
Le projet fou d’Henri Menier ne durera malheureusement pas. Après avoir passé tout ce temps et investi tout cet argent pour faire d’Anticosti un petit paradis de la chasse, tout cela va disparaître avec lui.
À sa mort, en 1913, comme il n’a pas d’enfants, c’est son frère cadet Gaston qui hérite de tous ses biens (c’était d’ailleurs déjà lui qui gérait l’entreprise familiale pendant que son frère aîné allait chasser et parcourir les mers). Mais, justement, Gaston n’a que faire d’une île aussi grande et aussi peu rentable, de l’autre côté de l’Atlantique. 13 ans après la mort d’Henri, il la revend à une compagnie forestière.
Il y a toujours des habitants, sur l’île. Le village de Port-Menier n’a pas disparu. Ce qui va disparaître, en revanche, c’est la majestueuse villa qu’Henri s’était fait construire en 1905 et qui était pompeusement appelée « Château Menier ». La compagnie forestière n’en avait pas l’utilité, si bien que le bâtiment est resté à l’abandon, s’est délabré au fil de temps, et la compagnie a fini par décider de l’incendier en 1953 pour s’en débarrasser. Il n’en reste que les traces des fondations.

En conclusion
En une trentaine d’années, Henri Menier a donné à l’île d’Anticosti un boost considérable. Même si sa villa a disparu et qu’il n’a pas eu d’enfants ni d’héritiers pour prolonger son rêve et son mode de vie, son projet fou a mis en valeur un territoire dont personne ne voulait vraiment s’occuper. Au final, le gouvernement québécois a fini par racheter l’île à la compagnie forestière, en 1974. Et il l’a payée 25 millions de dollars ! Autrement dit, la valeur de l’île a été multipliée par 200 depuis que Menier est arrivé !
Aujourd’hui, elle est toujours habitée (un peu plus de 200 résidents) et elle est devenue une réserve de chasse et de pêche, ainsi qu’un parc national où les touristes viennent faire de la randonnée, profiter de la nature, des oiseaux, et des cerfs en quantité.
Pas mal, pour un gars qui voulait juste un bout de forêt à lui pour aller tirer quelques bêtes avec ses copains, non ?

SOURCES :
Histoire Québec : Anticosti, une île et son "château"
Wikipédia - Henri Menier
Wikipédia - Île d'Anticosti
Wikipédia - Port-Menier
Tourisme Côte-Nord : l'île d'Anticosti
Livre - Le bon usage du thé, du café et du chocolat pour la préservation & pour la guérison des maladies, par Nicolas de Blegny (1687)
Découvrir la Chocolaterie Menier à Noisiel
Livre - Mon île au Canada : Anticosti et son histoire sous Henri Menier, 1895-1913, par Rémy Gilbert
Généalogie - Le bon chocolat Menier
Chronique fantômatique : le château Menier, rêve d'Anticosti

