Époque georgienne,  Époque victorienne

Les devoirs d’une maîtresse de maison

C’est drôle, ces temps-ci ce sont les séries/films que je regarde ou les livres que je lis qui m’inspirent les articles dont je veux parler en priorité… 😉

Gentleman Jack

Game of Thrones étant terminée, j’ai profité de mon abonnement à HBO pour commencer Gentleman Jack. L’histoire (inspirée d’une vraie) est la suivante : en 1832, Anne Lister, célibataire, aventureuse, homosexuelle et dotée d’une forte personnalité, revient dans sa région natale où elle constate que son père vieillissant n’a plus la force de gérer les affaires familiales. Volontaire et ambitieuse, Anne devient alors l’homme de la maison, s’impose auprès de ses ouvriers, fermiers et locataires, et développe une mine de charbon sur son domaine. Une femme qui a des couilles. Littéralement.

Je vous renvoie à cet article, ici, au sujet d’Anne Lister, de sa vie hors du commun, de la perception du lesbianisme au XIXème siècle, et surtout, du combat des femmes pour vivre leur vie comme elles l’entendent.

Et c’est là où on voit la séparation très nette que l’on faisait entre les devoirs d’un homme et ceux d’une femme : Anne est une excentrique pointée du doigt, car elle prend en charge des tâches qui ne sont pas dévolues à son sexe.

Mais justement, elles faisaient quoi, les femmes ?


Les hommes dehors, les femmes dedans

Au XIXème (comme avant et comme après, puisque, de nos jours, nous sommes toujours en train de lutter pour remettre en cause cet état de fait qui a la peau dure), les tâches sont réparties de façon très genrée :

  • Monsieur est à l’extérieur. Il travaille, fait du business, gère ses affaires afin de produire les revenus qui feront vivre la famille (ce que fait Darcy avec Pemberley, je l’expliquais ici)(et ce que fait aussi Anne Lister, raison pour laquelle on la regarde de travers).
  • Madame est à l’intérieur. Elle s’occupe du foyer, des domestiques, de la tenue de la maison, des repas. Et, bien entendu, des enfants.

Tout cela est bien traditionnel, patriarcal et sans surprise. Mais le point important à retenir, c’est que Madame n’est pas une femme oisive qui passe ses journées à broder au coin du feu, en compagnie de ses amies, en ordonnant à son majordome de leur faire servir du thé : Madame aussi a du boulot et des responsabilités, figurez-vous ! 😉


Reine du foyer

Je vous renvoie à cet article, ici, pour vous rappeler le train de vie d’un homme aussi riche que Darcy.

Tandis que Monsieur s’occupe de faire des sous, c’est donc à Madame que revient la gestion du foyer. Et si c’est un foyer comme Pemberley, autant vous dire qu’elle ne va vraiment pas avoir souvent le temps de broder au coin du feu !

Les enfants

Le premier devoir d’une épouse est de produire des enfants et de les élever.

Rappelons (vu ici) que, sans contraception, les femmes font en moyenne 1 enfant tous les deux ans : on leur souhaite donc de vivre des grossesses pas trop épuisantes, de survivre à leurs multiples accouchements, et d’avoir de l’aide pour élever leurs 8 à 12 enfants.

Et aussi de ne pas traverser trop de deuils. Les fausses couches et la mort d’enfants en bas âge sont des drames auxquels on ne s’habitue pas.

Si la famille a les moyens d’embaucher une nourrice (voyez ici), puis une gouvernante (ici), ça sera toujours ça pour soulager la mère. Sinon, c’est à elle que revient l’allaitement, les nuits hachées par les réveils de bébé, l’éducation scolaire des enfants… Et si jamais elle a des filles, elle doit également veiller à ce que ces dernières acquièrent les « accomplissements » (j’en ai fait tout un article, ici) et les compétences nécessaires pour se trouver un mari et diriger plus tard leur propre foyer.

Les domestiques et le quotidien

Dans une grande maisonnée, c’est Madame qui gère les domestiques. Aidée de l’intendante ou du majordome, elle supervise leur embauche ou leur licenciement, et leur donne leurs instructions. Elle se tient aussi au courant de leurs besoins pour réagir en conséquence (s’ils tombent malade ou demande un congé pour s’absenter quelques temps, par exemple).

À elle de décider de ce qu’elle veut faire de sa maison : le ménage, les menus des repas, la confection ou l’entretien des vêtements et du linge, les produits à fabriquer (je vous renvoie vers la still room maid, ici), les achats à faire… Elle garde un oeil sur les commandes et la consommation des denrées, envoie les valets faire des commissions, s’assure que les factures sont payées et que les repas sont préparés et servis selon son goût.

Tout comme son époux, elle est une gestionnaire d’entreprise, qui peut être plus ou moins grande selon la taille de la maisonnée (Pemberley, c’est une quarantaine de personnes à diriger). Alors, bien sûr, elle ne fait pas la micro-gestion, mais si jamais quelque chose ne fonctionne pas comme il faudrait dans la maison ou que son mari n’est pas satisfait du repas qui lui sera servi ce soir, c’est à elle qu’on en fera le reproche.

DÉTAIL : au XIXème, le féodalisme est progressivement remplacé par le capitalisme, c’est à dire que les travailleurs commencent à vendre leur force de travail au plus offrant, plutôt que de se dédier toute leur vie à un même seigneur.

Cela signifie qu’il y a beaucoup de circulation parmi les domestiques, qui quittent assez facilement la maison où ils travaillent pour une autre qui leur offre de meilleurs gages ou conditions de travail. C’est un problème pour les maîtres, qui sont constamment à la recherche de nouveaux serviteurs, compétents, honnêtes et… fidèles.

Les relations sociales

Être « l’épouse de », cela signifie tenir son rang social pour faire honneur à son époux. Une femme mariée doit donc se comporter de façon adéquate en public, ne pas se ridiculiser, veiller à sa réputation personnelle, mais aussi entretenir le cercle social dans lequel elle et son mari évoluent.

C’est à Madame d’envoyer des invitations, d’écrire des lettres pour donner des nouvelles à la famille ou aux amis éloignés, de recevoir et d’héberger comme il se doit les visiteurs qui pourraient se présenter. Bien sûr, elle ira spontanément passer du temps chez ses copines, pour le plaisir, mais aussi chez toutes les personnes importantes qu’elle se doit de visiter régulièrement pour entretenir de bonnes relations.

C’est aussi à Madame d’organiser les dîners mondains, bals et réceptions diverses qui feront la bonne réputation de son mari, d’elle-même, et de leur famille. Et pour celles d’entre vous qui avez déjà organisé votre mariage, un très gros repas de fête ou des évènements de ce type, vous savez que ce n’est pas une mince affaire ! Il faut penser à tout, avoir l’oeil à tout… Même si une femme d’un certain standing a des domestiques pour effectuer la besogne, elle doit s’occuper de toute la gestion.

Quae Genus gives a grand party (Thomas Rowlandson, 1822)

Les bonnes oeuvres

Certains services publics existent depuis des siècles, mais c’est surtout après la Seconde Guerre Mondiale qu’on verra se développer les aides sociales que nous connaissons aujourd’hui. Au XIXème, tout cela est encore très balbutiant et les pauvres comptent beaucoup sur la bonne volonté des plus riches pour adoucir un peu leur misère.

Là aussi, cela relève des devoirs d’une maîtresse de maison : si son mari vit sur un domaine, elle doit s’assurer du bien-être de leurs fermiers et locataires. Elle peut, bien sûr, distribuer de l’argent ponctuellement ou participer à des levées de fonds pour des organisations de grande envergure (comme la création d’une école ou d’un hospice, par exemple), mais au quotidien on s’attend plutôt à ce qu’elle vienne en personne visiter les pauvres et les malades, en apportant des paniers remplis de vivres. Et à Noël, il est de tradition de distribuer des vêtements chauds, le plus souvent ceux que son mari et elle n’utilisent plus (j’en parle dans cet article sur les cadeaux de Noël, ici).

Dans les régions éloignées, la dame du domaine représente souvent la personne la plus éduquée des environs. En l’absence d’autres notables, c’est à elle qu’on s’adressera si quelqu’un tombe malade ou bien si on souhaite organiser une petite école pour les enfants des fermiers.

L’argent

Nous le savons tous : diriger un foyer, c’est aussi, et surtout, tenir les cordons de la bourse. Même les 10.000£ de rentes annuelles de Darcy peuvent fondre comme neige au soleil si on ne sait pas précisément à quoi l’argent est dépensé.

Payer les gages pour les domestiques, payer les fournisseurs, acheter les denrées chères (j’ai beaucoup parlé de la nourriture ici et du thé ici), les vêtements, le linge de maison, financer les bonnes oeuvres, aménager le potager ou redécorer son salon, c’est du pareil au même : il faut garder un oeil sur l’argent qui entre et qui sort.

Une épouse doit donc savoir lire, écrire et compter, et avoir du bon sens et les pieds sur terre afin de ne pas dilapider l’argent du foyer. Monsieur s’occupe de faire rentrer les sous, Madame de le dépenser intelligemment, pour qu’à eux deux ils puissent élever leur enfants, tout en maintenant ou améliorant leur statut social et leur réputation.

DES DENRÉES QUI DISPARAISSENT : Je rappelle aussi que dans toute maison comportant des domestiques, il y a possibilité que ces derniers se livrent à des petits larcins (j’en parlais ici). Si le thé est sous clé, ce n’est pas pour rien, pareil pour la viande et le lard, le vin, l’argenterie…

On pouvait aussi se faire arnaquer par les fournisseurs, qui vous facturaient plus cher que ce qu’ils vous livraient réellement, alors même si elle se repose sur son intendante, la maîtresse de maison a tout intérêt à se faire respecter de ses gens en montrant qu’elle surveille ce qui se passe chez elle et qu’elle ne se laissera pas abuser.


Maîtresse de maison sans être épouse

Tenir une maison demandait tellement de travail qu’un homme seul ne pouvait, bien sûr, pas s’en occuper. En dehors du fait que la gestion domestique est une affaire de femmes (si on se moque de Anne Lister qui fait du business, on se moquerait tout autant d’un homme qui se soucie des repas ou du ménage), Monsieur a d’autres chats à fouetter avec la gestion du domaine ou de ses affaires.

S’il en a les moyens, un homme seul (célibataire ou veuf, par exemple) peut s’en remet à une intendante pour ce qui est du quotidien, et engager une gouvernante (voir ici) pour s’occuper de l’éducation des enfants. Mais la solution la plus simple consiste encore à prendre sous son toit une parente célibataire, qui tiendra le rôle de maîtresse de maison (une soeur ou une cousine à lui, ou encore une parente de son épouse décédée).

NOTE : C’est aussi le rôle qui incombera tout naturellement à une fille aînée, qui prendra en main les tâches qui auraient dû être celles de sa mère. C’est par exemple le cas d’Emma Woodhouse.

Il arrivait donc que des femmes non mariées obtiennent la charge d’une famille et d’un foyer. Une position qui peut les mettre à l’abri du besoin… jusqu’au jour où le maître se remarie et n’a plus besoin de leurs services.


En conclusion

Dans Gentleman Jack, Anne Lister ne s’intéresse pas le moins du monde à la gestion domestique, qu’elle laisse à sa tante et sa soeur. Le sujet de la série, c’est de montrer comment une femme arrive à se faire une place dans un monde réservé aux hommes.

En revanche, se montrer une bonne maîtresse de maison, c’est le défi que doit relever Elizabeth en devenant Mrs. Darcy, et c’est tout le propos de La renaissance de Pemberley. Pour une jeune mariée qui se trouve propulsée du jour au lendemain à la tête d’un foyer, avec un mari, des membres de la famille, des domestiques et, plus tard, des enfants, ça peut être tout un challenge !

Le manuel de gestion domestique de Mrs. Beeton, une référence pour la gestion du foyer au XIXème siècle
Le Manuel de gestion domestique de Mrs. Beeton était une référence (publié en 1861)

C’est pourquoi, tout au long du XIXème, on imprimait des manuels destinés aux jeunes mariées, et qui contenaient moult conseils pour leur apprendre à bien gérer leurs foyers.

Les jeunes filles pouvaient aussi rédiger le leur sous la forme d’un carnet personnel, et ainsi emporter avec elles les conseils de leur propre mère. Elles y notaient par exemple des recettes de cosmétiques, de produits courants, ou tout simplement de cuisine (même si ce n’est pas forcément la nouvelle épouse en personne qui cuisine, c’est toujours valorisant de faire servir à son mari un plat « de chez elle »).

Avant de vous abîmer les yeux sur cette image, laissez-moi vous aider : ce sont des recettes de gâteaux…

DÉTAIL : Ce petit carnet personnel, c’est ce qui fait que nous connaissons aujourd’hui la recette qu’utilisait Jane Austen pour fabriquer elle-même l’encre qu’elle dont elle avait besoin pour écrire ! 😉

Alors, oui, si la dame a épousé un homme d’un bon milieu et qu’elle a assez de domestiques (fiables) pour déléguer un maximum de choses, elle va sûrement se trouver du temps pour broder au coin du feu tranquilou…

Mais être à la tête d’un foyer signifie avant tout beaucoup de gestion, de prises de décisions, garder un oeil sur l’argent dépensé, sur la façon dont les enfants poussent et sur l’entretien des lieux et des gens. Il y avait beaucoup à faire dans une journée (en plus de la fatigue des grossesses à répétition, hum…), et il n’était pas rare que Madame mette réellement la main à la pâte pour faire tourner la maison.

SOURCES :
Mistress of the manor - What did she do all day?
Good housekeeping : the Georgian edition
How to throw a party in Regency London
Mistress of the manor : lady of leisure or full time working mom?
Martha's receipt for ink
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